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UNE VIE BIEN REMPLIE

Elle me parla alors ainsi : « M. Pierre, je suis une fille sérieuse, qui pense ; pour les amis, je suis difforme, j’ai le dos rond, mais, pour tout le monde, je suis bossue ; dans ces conditions, je ne peux espérer qu’un homme bien de sa personne et intelligent puisse jeter les yeux sur moi ; la pensée, le désir vont vers le beau, donc un bel homme doit rechercher la beauté dans sa femme, qui peut être bonne en même temps que belle ; dans la condition où je me trouve, je devrais me contenter de l’homme qui voudrait bien de moi. Je n’ai pas le droit d’être difficile, dit le monde, et justement je le suis. Si j’avais été une femme bien de ma persone, j’aurais été heureuse de me marier à un homme qui m’eût aimée et que j’aurais aimé ; il me semble que j’aurais été bonne épouse et bonne mère, devant l’impossible j’ai fait mon deuil du mariage et, comme j’aime bien les enfants, si mes parents mouraient demain, j’entrerais dans un hôpital ou un sanatorium pour soigner les malades, principalement les enfants que j’aime beaucoup.

De l’entendre parler ainsi, j’étais ému ; en reprenant notre promenade dans ce pré fleuri je dis tout à coup : Mademoiselle Marguerite, je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux d’avoir connu vos parents, heureux aussi de voir que vous les aimez tant : voulez-vous m’aimer aussi ? me voudriez-vous pour votre mari ? Après avoir marché quelques pas en silence, elle répondit : M. Pierre, je suis confuse et bouleversée de ce que vous me dites-là ; je vous sais un homme de cœur, cependant, je doute encore de vos paroles ; avez-vous bien réfléchi que je suis difforme ; ne cédez pas à un premier mouvement de générosité, vous en auriez regret, dit-elle, avec le geste d’un soupir étouffé.

Lui prenant la main, je répondis : Marguerite, j’ai bien réfléchi à ce que je dis : je ne vous vois pas difforme, ce que je vois, c’est votre douceur, votre délicatesse en tout ; vos yeux sont si beaux qu’ils témoignent de votre bonté, je serais heureux et fier si vous m’acceptiez pour époux.

Je vous aime Marguerite !

Vos paroles me rendent trop heureuse, répondit-elle, moi aussi je vous aime depuis que vous avez ramené mon père blessé. Un baiser de fiançailles scella ce mutuel serment.