Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/408

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mots je le sais , ne semblent-ils pas indiquer que cette preuve de l'amour du fleuve pour Crithéis, Philostrate la tire de la fable, et non de la vue seule du tableau ? Emploierait-il le futur, si ce lit nuptial était réellement visible ? Si tu es incrédule, ajoute-t-il, je t'expliquerai l'art de cette chambre, c'est-à- dire la raison du phénomène. Philostrate aurail-il seulement songé à com- battre l'incrédulité de son auditeur, si la voûte avait été 1à, devant ses yeux, resplendissante des couleurs de l’arc-en-ciel ? Nous n’avons garde d'ailleurs de prétendre avec un commentateur (4) que l'art antique aurait évité de représenter un pareil phénomène, comme contraire aux lois de la nature et choquant pour la raison ; ces sortes de scrupules sont aussi peu connus des artistes que des poètes anciens. Nous ne pensons pas non plus que les eaux suspendues dans les airs et formant comme une grotte, prêle à recevoir les deux amants, eussent été d'un effet désagréable dans un tableau ; l'audace en tout cas n'eût pas été plus grande que celle de l'artiste qui sur un vase d’ancien style, cité par Brunn (2), nous montre deux vagues, se soulevant comme deux colonnes, pour effrayer ou pour assaillir Hercule, engagé dans sa lutte avec Néreus, et par suite avec les Néréides qui défendent, comme elles le peuvent, le dieu leur père. Il n'y aurait pas lieu non plus de s'étonner avec Matz si le peintre avait pris à la légende homérique d'Enipée et de Tyro, pour latransporter dans celle de Mélès et de Crithéis, cette invention d'un lit nuptial, si bien accommodé aux amours d'un fleuve; ce sont là des emprunts tout naturels entre une fable et une autre, entre la poésie et la peinture. Les Muses, dit Philostrate, étaient là, filant la naissance d'Homère. C'est à un rôle qui appartient aux Parques; mais les Parques l'ont cédé aux Muses, en cette occasion ; le premier jour d'un poète ne peut être filé par les mêmes mains que le premier jour des autres mortels. Reste à savoir l'attitude des Muses. Welcker suppose qu’elles formaient un chœur, mais Philostrate dit expressément qu'on pourra un jour les rencontrer, dansant en chœur, au- près des sources du Mélès. Leur attitude était donc tout autre. On serait tenté de croire que le peintre, les substituant aux Parques, avait uni les attributs de ces déesses à ceux des Muses ; peut-être l’une d'elles tenait-elle la quenouille et le fuseau. Une autre supposition nous semblerait encore plus vraisemblable; c'est que les Muses n'étaient point représentées dans le tableau. Philostrate s'écrie bien : « Que viennent faire les Muses en cet en- droit?» Mais il peut se faire qué le peintre eût représenté, à peu près comme dans le tableau des Amours, une grotte ou un temple avec cette inscription : Dédié aux Muses. Cette supposition rend le texte de Philostrate plus clair; les Muses sont présentes quoique invisibles : tu les verras peut- être un jour, dit le sophiste, près des sources du Mélès: pour le moment, enfermées dans le sanctuaire, elles président à la naissance d'Homère.


{1) Friederichs, Die Phil. Bild. €) Brunn, Die Philostr. Gem., 232. — Gerhard, Auserl. Vasenb., t. 112.