Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/414

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ils sont ivres. Ils sont renversés dans des attitudes diverses ; c’est que l’un a eu la gorge coupée au moment où il mangeait ou buvait ; que l’autre a eu la tête séparée du corps, pendant qu’il se penchait sur le cratère ; cet autre portait la main à la bouche quand le fer lui a enlevé la main ; celui-ci roulant à bas du lit, entraîne avec lui la table ; celui-là est tombé sur les épaules et la tête, le poète dirait en tournoyant sur lui-même, tel d’entre eux doute encore de sa perte, tel autre n’a point la force de fuir ; on dirait que l’ivresse lui a mis des entraves aux pieds. Pas un n’est pâle ; car ceux qui meurent dans l’orgie conservent encore quelque temps la vivacité du teint. Le principal personnage du drame est Agamemnon ; il est étendu, non dans les plaines de Troie ni sur les rivages du Scamandre, mais au milieu de jeunes hommes et de jeunes femmes ; le taureau repose près de la crèche ; ainsi disons-nous quand le festin succède aux fatigues. Mais c’est Cassandre qui nous inspire la pitié la plus vive. Clytemnestre, la fureur dans les yeux, les cheveux en désordre, le bras raidi, tient la hache suspendue sur sa victime ; celle-ci dans un transport de tendresse et d’enthousiasme veut s’élancer vers Agamemnon ; elle jette loin d’elle ses bandelettes et pour ainsi dire l’enveloppe des insignes de son art ; mais elle lève les yeux vers la hache levée sur elle et pousse un cri si lamentable que le héros qui l’entend emploie ce qui lui reste de vie à la pleurer ; il se souviendra, en effet, de cette scène dans les enfers, et la racontera à Ulysse au milieu des âmes rassemblées.



Commentaire.


Dans l’Odyssée, Ulysse évoquant les ombres des guerriers morts se trouve en présence d’Agamemnon qui lui raconte comment il fut ainsi assassiné par Clytemnestre[1] : « Divin fils de Laërte, Ulysse aux nombreux expédients, Poseidon n’a point eu raison de moi sur ma flotte en excitant le souffle détesté des vents terribles ; des ennemis ne m’ont point fait périr sur la terre ; c’est Egisthe qui a préparé ma mort ; il m’a tué de concert avec ma perfide épouse, dans son palais, dans un repas qu’il me donnait, comme on tue un bœuf à l’étable. Je mourus ainsi de la mort la plus misérable ; autour de moi mes compagnons furent massacrés sans merci comme les pourceaux aux dents blanches qu’un homme riche et puissant fait tuer pour une noce, pour un repas par écot ou un festin somptueux. Tu as déjà vu bien des hommes tomber sous le fer, soit isolément, soit dans la violente mêlée ; mais c’est en voyant ce carnage que tu aurais surtout gémi en ton cœur. Autour du cratère, des tables chargées, nous étions gisants dans le palais ; tout le sol

  1. Od., II, 408-425.