Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/429

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une force invisible en le touchant de son sceptre, le dieu, témoin d’une telle arrogance, s’arme contre lui de son trident. Il s’apprête à frapper la crête du rocher pour faire tomber d’une même chute Ajax et son orgueil. Tel est le sujet du tableau : on croit voir les roches blanchissantes, les écueils minés par le travail incessant des flots, le navire vomissant la flamme qui se gonfle au souffle du vent, et voguant ainsi comme à l’aide d’une voile. Ajax, comme revenu de son ivresse, parcourt des yeux la mer sans apercevoir la terre ni un vaisseau ; il ne s’effraie même pas à la vue de Poseidon qui s’approche et semble encore se raidir contre la divinité ; ses bras ont conservé toute leur force ; il porte fièrement la tête comme autrefois en face d’Hector et des Troyens. Le dieu d’un coup de trident va précipiter Ajax avec un fragment de rocher : ce qui reste des Gyres existera aussi longtemps que la mer, élevant au-dessus des flots une cime respectée de Poseidon.



Commentaire.


Selon Homère[1], les navires d’Ajax poussés par Poseidon allèrent se briser contre les Gyres, rochers énormes situés près de Mykonios ; mais le dieu n’avait pas dessein de faire périr le héros ; il lui eût laissé la vie sauve, si Ajax ne s’était écrié, dans un accès d’arrogance et d’impiété, qu’il échapperait au danger malgré le courroux des dieux. Poseidon offensé abattit d’un coup de trident le quartier de rocher sur lequel Ajax s’était réfugié. Plus tard les poètes, Euripide le premier peut-être[2], racontèrent que Pallas, irritée contre Ajax qui avait commis le sacrilège de violer Cassandre près de ses autels, avait décidé Poseidon à soulever la mer Egée, qu’elle-même s’armant de la foudre de Jupiter l’avait lancée contre Ajax et son vaisseau. C’est la tradition que suit Virgile[3], en y ajoutant un trait qui rappelle la première fable ; en effet, s’il nous représente Ajax foudroyé, il nous le montre aussi transporté dans un tourbillon sur la pointe de ce rocher qui, selon Homère, fut le témoin de sa mort. Un tableau d’Apollodore avait pour sujet « Ajax brûlé par la foudre » ; l’artiste avait donc suivi le récit d’Euripide : nous ne savons si dans les autres détails il se rapprochait de la tradition homérique[4]. Dans notre tableau, au contraire, la foudre a été lancée contre le vaisseau qui vomit des flammes, mais elle n’a pas atteint Ajax qui, comme dans Homère,

  1. Hom., Od. IV, 499, sq.
  2. Eur., Troad., 80.
  3. Virg., Æn., I, 42-48.
  4. Pl. XXXV, 36, I. Ajax fulmine incensus. Brunn (Die Phil. Gem., 259), dans le désir d’assimiler le tableau d’Apollodore au tableau décrit par Philostrate, pense que le titre donné par Pline est elliptique et qu’il faut lire : incendie par la foudre du navire d’Ajax et mort du héros grec. Rien ne nous parait autoriser cette conjecture.