Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/457

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posant le géant visible, il s'affaissait sans doute sur le bord du cratère dans lequel il allait être précipité; son corps ne se terminait point en serpent, comme celui des géants sur un grand nombre d'œuvres d'art; un pareil dé- tail eût été signalé par Philostrate à l'attention de son jeune auditoire, ami du merveilleux. Le visage exprimait à la fois la douleur et l’arrogance; et c'est pour ce motif que Philostrate aura pu dire: il renonce à la lutte et ce- pendant il a encore confiance dans la terre. Alors et toujours dans cette même supposition, tout ce drame représenté au milieu des airs eût été comme une vision du passé; car si c'est le géant qui vomil la flamme à travers les sou- piraux de la montagne, il devait avoir déjà son tombeau dans les profondeurs de l'île.

L'ile consacrée à Dionysos offre un spectacle dont les traits divers se retrou- veraient sur les monuments figurés. Les artistes ont souvent accumulé, dans un désordre calculé, les cymbales, les cratères, les flûtes, les nébrides, les thyrses. Le serpent est un symbole dionysiaque, et il n'est pas étonnant de le voir enlacer le corps des Ménades, comme il s'enroule sur le bras d'une bacchante ou d’une Ariadne dans une statue du Vatican (1). Nous ne connais- sons point, il est vrai, d'œuvre d’art qui représente le raisin à divers degrés de maturité sur une même vigne; mais c’est là une merveille souvent célé- brée dans l'antiquité par les poètes et les écrivains; sur la vigne d’Alcinoüs, à côté du raisin à peine formé, se colore le raisin déjà mûr (2). Pourquoi ce trait n’aurait-il pu passer du poème dans le tableau ? En l'honneur de qui la vigne fera-t-elle des merveilles, si ce n'est de Dionysos ? Le but de l’art n’est pas sans doute de ramener aux proportions de la réalité les inventions des poètes, et ce n’est pas ainsi qu'il faut entendre la fameuse théorie des limites entre l’art et la poésie. Dans une peinture mythologique l'invraisemblable peut être plus vrai que la vérité selon la nature.

La présence de Protée dans les flots qui baignent la dernière île est plus surprenante. Philostrate l'explique en disant qu'il est venu pour décider s’il faut attribuer à l'action de la mer ou des feux souterrains l'ébullition des sources, Mais il n'est guère naturel de penser que l'artiste se soit préoccupé des causes du phénomène ni qu'il ait introduit dans sa peinture une espèce de devin qui pourra donner, un jour, la raison du phénomène, mais dont la présence n'éclaire en rien le spectateur. Il faut donc renoncer à l'expli- cation de Philostrate qui paraît n'avoir été qu'un ingénieux arlifice pour échapper à une question témérairement soulevée ; mais faut-il en conclure que Protée est aussi une invention de Philostrate et que le sophiste décrivant un tableau fictif n’a été amené à parler ici de Protée comme visible que parce qu’il avait comparé plus haut les mouettes autour de l'aleyon aux

(1) Mus. P. CI, TI, 43. Raoul Roch., Mon. in., J, pl. V3 Guigniaut, Relig. de l'antiq., pl. XXI, n° 461. (2) O4., VI, 195.