Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/483

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avec une justesse digne d’Héraclès. C’est là pour vous un travail de héros ; Héraclès lui-même, avant sa folie, n’a rien fait de plus ardu. Mais n’ayez aucune crainte ; il ne pense point à vous : c’est Argos qu’il voit, ce sont les fils d’Eurysthée qu’il croit massacrer. Je l’ai entendu dans Euripide au moment où monté sur un char et pressant les chevaux de l’aiguillon il menaçait d’exterminer la race d’Eurysthée. La folie est en effet sujette à l’erreur ; elle ne voit pas les objets qui sont présents ; elle voit ceux qui ne le sont pas. Mais en voilà assez à l’adresse des serviteurs ; il est temps de te faire connaître le sujet du tableau. Cette chambre vers laquelle Héraclès se précipite renferme Mégara et un fils d’Héraclès, le dernier survivant. Corbeilles, bassin pour les mains, orge du sacrifice, bois du bûcher, cratère, tous les objets du culte de Jupiter Hercéen ont été foulés aux pieds ; le taureau est là debout ; mais ces nobles enfants du héros, véritables victimes, sont gisants près de l’autel et de la peau de lion. Celui-ci, la flèche l’a atteint au gosier et a traversé les chairs délicates de la gorge. L’autre est tombé sur la poitrine ; les pointes de la flèche qui l’a tué se sont engagées dans les vertèbres, comme il est aisé de le voir, le corps étant couché sur le flanc. Leurs joues sont humides de larmes ; et ne t’étonne pas s’ils ont pleuré un peu seulement ; petites ou grandes elles sont d’or, elles sont touchantes les larmes des enfants. Toute la foule des serviteurs se presse autour du héros en délire comme les pâtres autour d’un taureau furieux : l’un cherche à l’enchaîner, l’autre se met en posture de le contenir, un troisième crie ; celui-ci se pend aux mains du héros ; celui-là essaie de lui faire manquer le pied ; d’autres lui livrent un véritable assaut. Mais Héraclès sans voir même ceux qui luttent contre lui les disperse de côté et d’autre, les foule aux pieds ; l’écume sort abondamment de sa bouche ; il sourit d’une manière étrange et terrible ; il a le regard fixé sur l’œuvre même de ses mains, mais son esprit est détourné de la réalité par une image trompeuse. Des mugissements s’échappent de sa gorge ; les veines du cou se sont gonflées, laissant ainsi remonter jusque dans les parties les plus délicates de la tête la maladie et son cortège d’effets désastreux. Ce désordre est l’œuvre de l’Erinnys que tu as vue souvent sur la scène, mais qui ne paraît point ici ; car elle est entrée dans la personne même d’Héraclès ; elle se livre à ses transports dans la poitrine du héros, y bondit avec fureur, et trouble profondément sa raison. Tel est le sujet de notre tableau ; les poètes dépassent le peintre en audace ; ils enchaînent Héraclès, et prétendent néanmoins que c’est Héraclès qui a délivré Prométhée.