Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/490

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affamé et vorace, avait donné à son visage une expression de malice el d’iro- nique indifférence. Jacobs suppose que ce trait était emprunté à quelque co- médie ancienne ; nous savons en effet que la comédie antique aimait à repré- senter Héraclès, à lui imposer un rôle ridicule, et surtout à railler son grand appétit. Trois Héraclès faméliques sont connus à la scène, dit Tertullien (1). Cependant la conjecture de Jacobs ne semble pas nécessaire pour expliquer l’atittude et l’expression d’Héraclès. Si la scène se passe vraiment dans l’île de Rhodes, comme le prétend Philostrate, s’il est vrai que les Rhodiens, en sacrifiant à Héraclès, l’accablaient d’imprécations pour mériter ses faveurs, on comprend que l’artiste, faisant allusion à cet usage, ait peint un Héraclès souriant et presque joyeux d’être insulté. On peut dire, il est vrai, que Phi- lostrate s’est trompé sur le lieu de la scène, que le peintre a voulu nous transporter en Dryopide, non à Rhodes, que ce Thiodamas est bien celui qui a soulevé les Dryopes contre Héraclès ; et que, s’il porte le costume dorien, ce n’est pas parce que Rhodes, postérieurement à Héraclès, fut colonisée par des Doriens, mais bien parce que les Doriens s’établirent en Dryopide qui prit le nom de Doride. Dans ce cas, nous n’aurions pas besoin, pour ex- pliquer l’air insouciant d’Héraclès, de rappeler la singularité d’un culte lo- cal ; sa physionomie exprimerait la confiance du héros en lui-même, son mé- pris pour ses adversaires, et aussi cette tranquillité de conscience dans le mal qui s’unit souvent à un excès de force physique. Quoi qu’il en soit, cette expression d’Héraclès devait faire, au point de vue de l’art, sinon au point de vue de la religion, le principal intérêt du tableau.

Cette légende avait sans doute inspiré d’autres artistes dans l’antiquité. Une épigramme grecque de l’anthologie décrit une peinture qui représentait Héraclès entraînant par les cornes un bœuf de labour et brandissant sa mas- sue. « Tel était Héraclès, lorsqu’il rencontra Thiodamas, dit le poète ; mais le sanglant sacrifice n’a point été montré. L’artiste a mis sans doute une plainte, une prière, sur les lèvres de Thiodamas ; Héraclès laura entendu et le bœuf est épargné (2). » L’auteur de l’épigramme s’est mépris vraisemblablement sur les intentions de l’artiste. Héraclès affamé était sourd aux prières, et Thio- damas, à en croire la tradition, n’était pas d’humeur à prier. On se de- mande d’ailleurs comment l’artiste avait pu mettre une plainte sur les lèvres de Thiodamas, qui n’était pas représenté, puis on se dit que si Thiodamas avait été représenté, au lieu de réclamer humblement son bœuf, il aurait,

{1) Anthol. Plan. n° 101. Trad. F. D. (Hachette) II, 150. La traduction parle d’une statue, mais il s’agit évidemment d’une peinture comme le prouve le mot ypéÿe.

(2) Comme Héraclès était d’origine théaine, on a supposé qu’Athènes la ville polie et bril- lante, en se moquant d’Héraclès, raîllait Thèbes, la ville aux manières rustiques, à l’intelligence épaisse. Rien de moins exact : Syracuse avait devancé Athènes dans cette parodie des aven- tures d’Héraclès ; avant Cratinos, avant Strattis, Épicharme avait montré sur la scène un Hé- raclès vorace et enclin à l’ivresse (Cf. Artaud, Fragments pour servir à l’hixt, de la comédie ancienne et Fr. Lorenz, Leben und Schriften des Koers Epicharmus).