Page:Une galerie antique de soixante-quatre tableaux (Philostrate de Lemnos, trad. A. Bougot).pdf/493

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ourquoi il avait pris ce parti, soit qu’il eùt modifié de lui-même la fable reçue, soit qu’il eût adopté une tradilion particulière. La présence des cavales indiquait le sujet à première vue : si le peintre les eût représentées attelées à un char ou tenues par la bride, le spectateur se serait demandé avec étonne- ment pourquoi Abdère n’était pas encore vengé ; il semble que fou de dou- leur à la vue du cadavre de son jeune compagnon, Héraclès ait dù en effet oublier l’ordre d’Eurysthée et ne songer qu’à ses ressentiments.

Le peintre avait donné aux cavales un aspect de bêtes féroces, une cri- nière hérissée, des sabots velus ; le groupe du Vatican n’offre pas ces détails curieux, que la sculpture néglige volontiers ; d’ailleurs l’idée des deux com- positions était différente ; le sculpteur voulait montrer la force du héros et la fougue de cavales indomptées, qui, suivant une tradition, donnèrent nais- sance à toute une race de chevaux illustres et devaient compter, parmi leurs descendants, le fameux cheval de Seius Cneius « cheval bai, d’une grandeur extraordinaire, à la tête élevée, à la crinière épaisse et brillante(1), » réunis- sant enfin toutes les perfections. Le peintre, au contraire, ne s’était proposé que d’inspirer l’horreur et la compassion ; la compassion pour Abdère, l’hor- reur pour Diomède et ses cavales.

Cette horreur était même poussée si loin, qu’elle a rendu suspecte à quel- ques critiques l’authenticité du tableau. Des restes ensanglantés, des lam- beaux de chair humaine, des membres détachés du corps, quel spectacle à offrir aux yeux ! les anciens l’auraient-ils supporté ? Nous avons déjà ré- pondu plusieurs fois à des objections semblables (2) ; si le réalisme n’ap- paraîl point dans les œuvres de la belle époque, il n’est pas sûr qu’il ne se soil pas glissé dans l’art, à une époque de décadence ; s’il semble exclu de la peinture décorative, il n’est pas sûr que la peinture de chevalet n’ait pas quelquefois, pour être plus pathétique, sacrifié la beauté à la vérité ; d’ail- leurs Philostrate est ici, comme partout, très sobre de détails : qui nous dit que la peau du lion repliée sur le corps d’Abdère ne cachait pas des plaies horribles ? Qui nous dit que Philostrate ne décrit pas plutôt ce qu’il devine que ce qu’il voit réellement ? En tout cas, le tableau ne présentait pas que des objets hideux, puisque Abdère tout couvert de blessures, tout lacéré qu’il était, conservait encore des traces de beauté. De tels contrastes enlèvent à la beauté ce qu’elle a de froid par elle-même, à la pitié ce qu’elle peut avoir de trop poignant. Jamais l’art n’atteint mieux son but, ce semble, que quand il sail tenir ainsi en équilibre, sans les affaiblir l’un par l’autre, les sentiments dont il nous affecte.

(1) Autu-Gelle, If, 9, Cf. Diod., 4, 15. 2) Voir l’introduetion, p. 81 et suiv.