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Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/40

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après avoir écouté une minute, il y a quelqu’un dans la bibliothèque ? Des enfants ? quelle imprudence !

— Des enfants ? Non, ça ne fait pas suffisamment de besogne… ce sont des souris, ces trottinements, ces courses, ces petits cris, ce sont leurs jeux, à ces charmantes bêtes !…

— Des souris ! dans une bibliothèque !

— Une bibliothèque fermée, ou ne doit pas entrer un chat !… J’aime beaucoup les souris, j’en ai fait acheter un lot de trois cents… cent cinquante couples, je les ai lâchés dans la bibliothèque en leur disant : Croissez et multipliez ! La multiplication doit avoir commencé depuis trois mois, la nourriture ne leur manque pas, ces charmantes bêtes adorent les vieux papiers, les parchemins, les peaux…

— Horreur ! gémit Raoul Guillemard, qui se laissa tomber sur une marche de l’escalier.

— Attention au coupd’œil, reprit Mlle Éléonore, et prêtez-moi votre canne pour éloigner mes petites protégées de mes jupes, j’ouvre ! »

Elle tourna doucement la clef et poussa la porte. Ce n’était que trop vrai ! Il y avait là des légions de souris qu’une exclamation de Raoul jeta dans une galopade insensée ; il en sortit de partout, des vitrines ouvertes, des tiroirs des tables ; il en dégringola des plus hautes tablettes, il en jaillit des armoires entre-baillées, des grosses, des minces, des mères lourdes et ventrues, des petites gracieuses et sautillantes. Raoul en écrasa deux, malgré les efforts d’Éléonore ; mais l’armée, après s’être réfugiée un instant dans ses trous, reprît bientôt ses courses.

« Vous voyez que les intentions de Sigismond sont fidèlement respectées, dit la terrible héritière ; pas un livre n’a bougé, je conserve avec soin ! »

Une pensée de crime traversa l’esprit de Raoul, mais cet homme de mœurs douces manquait d’énergie pour les grandes résolutions ; il recula et se contenta de se jeter aux genoux d’Éléonore :

« Chère mademoiselle ! De justes griefs contre ce sacripant de Sigismond vous égarent, mais vous êtes bonne au fond, vous pardonnerez à ces pauvres livres… songez qu’il y a là, entre autres chefs-d’œuvre livrés à la dent des souris, les Contes de La Fontaine des fermiers généraux, l’exemplaire non coupé du traitant Molin de Villiers, exemplaire unique, avec six contes apocryphes et huit gravures de Choffard et d’Eiseu qui ne se trouvent que , plus quatre vignettes que les fermiers généraux trouvèrent trop légères et dont les planches furent détruites après un tirage de quelques épreuves…

— Des turpitudes ! Montrez-les-moi pour que je les mette bien à portée de mes souris !

— Grâce !

— Continuons notre inspection. Regardez, s’il vous plaît, ces taches