Page:Uzanne - Contes pour les bibliophiles, 1895.djvu/55

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geste ample et harmonieux, il me donnait la sensation d’un superbe portrait d’Hemling ou de Porbus rentoilé et modernisé par un disciple du père Ingres. — Son œil étrange de turquoise morte avait de subites phosphorescences sous le sillage des impressions qui y passaient, et ses mains fines, amenuisées, un peu spectrales, se dressaient souvent démoniaquement en travers de mon rayon visuel.

Il m’arrêta tout à coup en face d’une cage ou six loups, las de tourner sur eux-mêmes, s’étaient accroupis vaincus par l’énervante monotonie de leur régulier exercice. « Vous permettez, me dit-il avec une grande simplicité, presque avec bonhomie, en glissant sa canne sous son bras et se rejetant en arrière ; je veux juger sur ces bêtes de l’état de mon fluide magnétique ; il y a quelque temps que cela ne m’est arrivé… et vous savez… le criterium ! »

Déjà les loups s’étaient relevés, la queue entre les jambes, inquiets comme un bétail à l’approche de l’orage, et lui s’était rapproché ; il leur plongeait ses yeux dans les yeux, les rassemblant sous son regard avec autant d’aisance que s’il eût possédé un fouet de dompteur sous la main. Les malheureux cerviers hurlaient en mineur comme aux jours des Lupercales ; ils se flairaient, puis se redressaient, essayant de fuir ces deux yeux impitoyables qui les clouaient comme des épieux ; ils couraient éperdus dans l’étendue de leur cage, mais le regard polaire de l’archiviste courait prestement avec eux, fixe, volontaire, chargé d’une force inexplicable ; il parvint enfin à réunir les six malheureux dans un angle de la cage, et là, domptés, acculés, enchaînés par une puissance occulte, ils ne bougèrent plus ; je les vis un à un baisser la tête, papilloter de la paupière, puis, immobiles, dormir avec une attitude résignée, peureuse et lamentable de chiens battus à la niche.

« Un peu trop long, soupira Van der Boëcken avec tristesse, en se retournant vers moi ; j’ai tort de me négliger, voyez-vous ! Le fluide est comme le muscle, il faut journellement et sans trêve le travailler. »

Et nous poursuivîmes notre promenade zoologique.

Comme je demeurais singulièrement curieux de renseignements sur ce pouvoir fascinateur et que mon silence était gros de questions, le praticien des théories de Deleuze et de l’abbé Faria vint de lui-même au-devant d’un interrogatoire.

« J’ai toujours, mon cher ami, commença-t-il, été frappé — dès la