Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/126

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remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du xvie siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

La France est peut-être le seul pays où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent en liaison avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée. Ces vices ou ces vertus exquises sont ordinairement cultivés dans des milieux sociaux riches en expériences et en contrastes, où le mouvement des échanges d’idées, l’activité des esprits concentrés et heurtant leur diversité s’exagèrent et acquièrent l’intensité, l’éclat, parfois la sécheresse d’une flamme. Le rôle de la Cour, le rôle de Paris dans la littérature française furent ou sont essentiels. Le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite, dont la pareille ne se trouve nulle part. Mais je ne puis ici développer ces vues. Il y faudrait tout un livre.

Je n’ajoute qu’une remarque à cet aperçu tout insuffisant : des fondations comme l’Académie Française, des institutions comme la Comédie-Française et quelques autres, sont bien, chacune selon sa nature et sa fonction, des productions nationales spécifiques, dont l’essence est de renforcer et de consacrer, et en somme de représenter à la France même, sa puissante et volontaire unité.