Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/59

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tances innombrables et insensibles qui m’environnent. Mais cette indifférence à l’égard du reste des choses, cette uniformité de son fonctionnement n’existent que pour une observation qui ne perçoit pas ce même reste des choses, qui est donc particulière et superficielle. Qui sait s’il n’en est pas de même de notre identité ? Nous avons beau invoquer notre mémoire ; elle nous donne bien plus de témoignage de notre variation que de notre permanence. Mais nous ne pouvons à chaque instant que nous reconnaître et que reconnaître comme nôtres les productions immédiates de la vie mentale. Nôtre est ce qui nous vient d’une certaine manière qu’il suffirait de savoir reproduire, ou emprunter, ou solliciter par quelque artifice, pour nous donner le change sur nous-mêmes et nous insinuer des sentiments, des pensées et des volontés indiscernables des nôtres ; qui seraient, par leur mode d’introduction, du même ordre d’intimité, de la même spontanéité, du même naturel et personnel irréfutables que nos affections normales et qui seraient toutefois d’origine tout étrangère. Comme le chronomètre placé dans un champ magnétique, ou soumis à un déplacement rapide, change d’allure sans que l’observateur qui ne voit que lui s’en puisse aviser, ainsi des troubles et des modifications quelconques pourraient être infligés à la conscience la plus consciente par des interventions à distance impossibles à déceler.

Ce serait là faire en quelque sorte la synthèse de la possession.

La musique parfois donne une idée grossière, un modèle primitif de cette manœuvre des systèmes nerveux. Elle éveille et rendort les sentiments, se joue des souvenirs et des émotions dont elle irrite, mélange, lie et délie les secrètes commandes. Mais ce qu’elle ne fait que par l’intermédiaire sensible, par des sensations