Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/75

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Un homme s’interrogeant s’il était libre, il se perdit dans ses pensées. Le ridicule de son embarras lui était imperceptible. Au bout de quelques siècles intérieurs de distinctions et d’expériences imaginaires qu’il dépensa à changer d’avis et à se placer alternativement dans les situations fictives les plus critiques et dans les plus insignifiantes, il dut s’avouer qu’il n’arrivait point.

Il ne parvenait point à comparer des états tout différents, et à reconnaître ce qui se conserve de l’un à l’autre. Si l’on met de la crainte dans un moment, ou quelque douleur très puissante, ou quelque désir souverain ?…

— Ah ! dit-il, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, toutes les fois que nous ne voulons rien.

Un autre, qui s’inquiétait aussi de sa liberté avait pensé enfin s’en former une idée assez exacte par une image des plus naïves.

Il me disait : je me figure deux personnages parfaitement identiques, placés dans deux univers qui ne le soient pas moins. Ce seront, si vous le voulez, deux fois le même homme et le même monde. Rien de physique, ni rien dans les esprits, ne distingue ces deux systèmes, aussi égaux que deux bons triangles peuvent l’être chez Euclide. Mais voici que deux événements, non moins pareils que le reste, s’étant produits dans l’un et l’autre tout, il arrive que l’un de mes jumeaux agit d’une manière, pendant que l’autre se résout et agit d’une tout autre, qui peut être tout opposée… L’événement a donc provoqué,