Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/76

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chez l’un comme chez l’autre personnage, la production d’une véritable liberté à l’égard de ce qui était et de ce qu’ils étaient jusqu’à lui résultat qui n’est guère intelligible… Mais, que voulez-vous ? il ne s’agit de rien de moins que de changer une égalité en inégalité, sans intervention extérieure, et de faire pencher d’un côté, ou de l’autre, une balance en état d’équilibre, sans toucher à cet instrument… Faut-il donc devenir un autre, qui dans un certain moment agisse sur ce qu’on fut jusque-là ? La liberté serait-elle un intermède entre deux déterminismes, l’état d’un homme qui, dans tel cas particulier, pourrait créer un déterminisme ad hoc, pour son usage.

Je lui répondis au hasard, puisque enfin il fallait bien lui répondre. Je lui fis d’abord observer que je concevais fort mal cette égalité de deux systèmes car je ne conçois même pas cette égalité des figures dont on use en géométrie. Ce n’est là que de la physique. Mais dans la rigoureuse pureté de la pensée abstraite il n’y a point de doubles. Chaque objet n’y est qu’une essence, c’est-à-dire un modèle, et il n’y a point ici de matière qui permette la pluralité. Il n’y a donc point de triangles égaux : il n’y a qu’un seul triangle de chaque espèce, c’est-à-dire qu’il y en a juste autant que de définitions possibles. Et j’ajoutai, pour mon plaisir, que ce que j’avais dit des triangles, saint Thomas le professe des Anges, lesquels étant tout immatériels et des essences séparées, chacun d’eux est nécessairement seul de son espèce. Il faudrait donc en toute rigueur ne jamais dire deux triangles, ni deux anges, mais un triangle et un triangle, un ange et un ange.