Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/77

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je revins à la liberté. Avez-vous remarqué, dis-je à mon homme, que l’action extérieure accomplie ne nous supprime pas radicalement la faculté de penser qu’elle est encore à faire ? Quoi de plus fréquent que de se surprendre à revivre l’état d’oscillation ou d’égale possibilité où l’on était avant d’agir, comme si ç’eût été un autre qui eût versé dans l’acte, et qu’il fût impossible au Même, sous peine de ne plus être le Même, d’accepter que le fait comptât ? On dirait que notre Même répugne à devenir cet Autre qui s’est commis dans l’irréversible. En vérité, il est étrange que le fait accompli puisse parfois ne nous paraître qu’un rêve, duquel on se réveille pour retrouver la pleine vie imaginaire, toutes ses ressources et ses solutions contradictoires… On ne se reconnaît que dans le provisoire et le possible pur : voilà qui est bien nôtre.

Oui, me dit-on. J’ai entendu dire que plus d’un criminel s’étonne d’avoir commis son crime. Ils disent qu’il leur est arrivé un malheur.

Que reste-t-il alors à dire à leur victime ?…

— Ma foi, je ne crois pas avoir jamais commis d’autres crimes que ceux que l’on commet dans l’ordinaire de la vie, mais je dois avouer que j’ai l’expérience de ce retour intérieur à l’état d’innocence incertaine si difficile à convaincre que ce qui est fait est fait.

— Oui. Chacun se perd nécessairement dans toute réflexion où soi-même il figure en personne : toute spéculation sur la liberté exige du spéculateur qu’il se mette soi-même en cause. Il essaye de s’observer dans quelque action. Il revient sur des affaires