Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/80

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d’une adaptation qui ne peut être obtenue par le procédé élémentaire de l’acte réflexe. Une action qui exige la coordination d’un système de fonctions indépendantes entre elles à l’état normal et qui doit satisfaire à un certain imprévu demande qu’un certain jeu existe qui permette l’accord des perceptions actuelles et des possibilités mécaniques de l’être.

— Mais il y a de tout autres aspects : par exemple on peut considérer la liberté comme une simple sensation, et même une sensation non primitive, laquelle ne se produit jamais quand nous pouvons faire ce que nous voulons ou suivre l’impulsion de notre corps. Il s’agirait, en réalité, de la production par notre sensibilité d’un contraste dont le premier terme serait la sensation, ou bien l’idée d’une contrainte, elle-même éveillée, soit dans notre pensée, soit dans l’expérience, par l’ébauche d’un acte. Par conséquence, la sensation de liberté ne se produit que comme une réaction à quelque empêchement ressenti ou imaginé. Si le prisonnier libéré oubliait sur-le-champ ses chaînes, ou si sa captivité ne lui pesait en rien, son changement d’état ne lui donnerait pas du tout la sensation de la liberté. C’est pourquoi lorsque la liberté a été par nous conquise et que l’accoutumance s’est faite, elle cesse d’être ressentie ; elle a perdu sa valeur et il arrive qu’on en fasse bon marché.

— Toute spéculation sur la liberté doit donc conduire à l’examen des impulsions et des contraintes. Le système très connu, qui consiste à tromper ou à supprimer des besoins ou des désirs pour se rendre libre, aboutirait, s’il était praticable, à la suppression de la sensation de liberté puisque la sensation de contrainte serait elle-même abolie. Il arrive, d’ailleurs, que cette intention conduise au résultat paradoxal de trouver la sensation de la