Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cette formule paraîtra sans doute moins extraordinaire si l’on observe que ce que nous appelons notre personne et notre personnalité n’est qu’un système de souvenirs et d’habitudes qui peuvent s’effacer de notre mémoire comme on le constate dans certains cas d’aliénation : le malade oublie ce qu’il est, et il ne reconnaît même plus son propre corps. Mais il n’a pas perdu la notation moi, il dira je ; il opposera ce je et ce moi au reste des choses : en d’autres termes cette notation a gardé sa fonction dans la pensée du sujet.

En somme, quelle que soit la sensation ou l’idée, ou la relation, quel que soit l’objet ou l’acte que je qualifie de mien, je les oppose par là identiquement à une faculté inépuisable de qualifier, dont l’acte est indépendant de ce qui l’affecte. C’est pourquoi je me suis enhardi quelquefois à comparer ce moi sans attribut au zéro des mathématiques, grande et assez récente invention qui permet d’écrire toute relation quantitative sous la forme a = 0. Zéro est en soi synonyme de rien ; mais l’acte d’écrire ce zéro est un acte positif qui signifie que dans tous les cas, toute relation d’égalité entre grandeurs satisfait à une opération qui les annule simultanément et qui est la même pour tous. Or, on écrit ceci en assimilant rien à une quantité que l’on nomme zéro.

Ainsi, dans la notation réfléchie, (je me dis, je me sens), les deux pronoms sont de valeur bien différente ; l’un de ces termes, le premier, est ce moi instantané, donc fonctionnel, que je viens d’assimiler au zéro. L’autre, est qualifié : il est corps, mémoire, personne ou chose en relation avec la personne, et tout ceci variable, modifiable, oubliable. Cela fait donc deux moi, ou plutôt un moi et un moi.