Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/92

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à ce qu’on nomme l’État, et dont je n’ai trouvé nulle part une explication qui me satisfît l’esprit.

Les juristes disent qu’il est une « personne morale », c’est-à-dire un mot et une convention qui évoquent et qui assemblent un certain nombre de capacités ou de facultés ; mais ces facultés elles-mêmes résultent nécessairement de la loi : or il n’est pas de loi sans État qui la fasse et la fasse obéir. Nous voici dans ce monde mythique si remarquable qui s’impose à toute vie collective, et qui inflige à toute vie individuelle les conséquences réelles et précises d’existences imaginaires ou nominales, qu’il est impossible de circonscrire, de décrire ou de définir.

Quelque jeune homme, un jour, me demandant des éclaircissements sur cette notion, je me trouvai dans l’embarras de lui répondre, car, d’une part, il me pressait ; de l’autre, je me sentais ma répugnance accoutumée à énoncer des propositions qui ne me satisfassent pas moi-même et à me servir de termes dont je ne vois pas le fond. Je ne sus enfin que lui proposer une recette-pour-concevoir-l’État, qui me vint sur le moment, et qui vaut ce qu’elle vaut.

Vous vous figurez bien, lui dis-je, un monarque absolu ? Un homme, mais qui peut bien des choses, et qui en détient beaucoup d’autres. Il possède tout le pays, en ce sens que tous les autres possédants ne possèdent que par la protection qu’il leur accorde, et lui payent tribut. Il peut enrichir, appauvrir, élever, abaisser les gens ; exiler, mettre à mort qui bon lui semble ; construire et détruire ; faire la guerre et la paix ; organiser, réglementer, permettre ou interdire… Il ne doit de comptes à personne… En somme, il est le seul homme total de son royaume, et s’il annonce : L’État, c’est moi, rien n’est plus clair, et vous