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LES POÈTES DU TERROIR


Et pourtant, il y vient, poussant leur douce plainte,
Dressant l’oreille au vent qu’ils semblent écouter,
Quelques pauvres moutons qui tâchent de brouter
Ce regain des frimas dont leur laine a la teinte.

Mais le vivre est mauvais, le temps long, le ciel froid
À la file ils s’en vont, l’œil fixe et le cou droit,
Côtoyer la rivière épaisse qui clapote,

S’arrêtant, quand ils sont rappelés, tout à coup,
Par la vieille, là-bas, contre un arbre, debout,
Comme un fantôme noir dans sa grande capote.


TRISTESSE DES BŒUFS

Voilà ce que me dit, en reniflant sa prise.
Le bon vieux laboureur, guêtré de toile grise,
Assis sur un des bras de sa charrue, ayant
Le visage en regard du soleil rougeoyant :

« Ces pauv’bêt’d’animaux n’comprenn’pas qu’la parole.
T’nez ! j’avais deux bœufs noirs !… Pour labourer un champ
C’était pas d’leur causer ; non ! leur fallait du chant
Qui s’mèle au souffl’de l’air, aux cris d’l’oiseau qui vole !

« Alors creusant l’sillon entr’buissons, chên’s et viornes,
Vous les voyiez filer, ben lent’ment, dans ceux fonds,
Tels que deux gros lumas, l’un cont’l’aut’, qui s’en vont
Ayant tiré d’leu têt’tout’la longueur des cornes.

« L’sillon fini, faisant leur demi-rond d’eux-mêmes,
I’s en recommençaient un auprès, juste à l’endroit ;
J’avais qu’à l’verl’soc qui, rentré doux, r’glissait droit…
Ainsi, toujours pareil, du p’tit jour au soir blême.

« C’était du bel ouvrage aussi m’suré q’leur pas,
Q’ça soit pour le froment, pour l’avoin’, pour le seigle,
Tous ces sillons étaient jumeaux, droits comme un’règle,
Et l’écart entr’chacun comm’pris par un compas.

« Par exempl’, fallait pas, dam’! q’la chanson les quitte !
À preuv’que quand, des fois, j’la laissais pour prend’vent,
I s’arrêtaient d’un coup, r’tournaient l’mufle en bavant
Et beurmaient tous les deux pour en d’mander la suite.