Page:Vandervelde - La Belgique et le Congo, le passé, le présent, l’avenir.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gardé une indifférence résignée pour les pires abus du pouvoir. Prison pas faite pour chiens, dit le proverbe créole[1].

Bref, si la république d’Haïti ne saurait passer que difficilement pour une république idéale, il semble bien qu’au point de vue nègre, ce soit encore la meilleure ou la moins mauvaise des républiques possibles.

Mais l’appréciation ne manquera pas d’être très différente, si l’on se place, pour juger les résultats obtenus, au point de vue européen. Tout ce que la colonisation française avait créé, tombe en ruines. Il n’y a plus guère de routes. Il n’y a pas encore de chemins de fer, et si les Messageries françaises n’y faisaient pas des escales, si des Européens assez nombreux — des Allemands surtout — ne s’étaient établis dans les ports, si les mulâtres ne formaient l’élément dirigeant, sauf dans l’armée, presque rien ne représenterait à Haïti notre civilisation.

À plus forte raison en serait-il de même si, par impossible, les puissances coloniales d’Europe se décidaient à abandonner leurs possessions d’Afrique, et si elles n’y étaient pas remplacées par l’Islam.

Certes, les indigènes, pour la plupart, seraient très satisfaits d’être débarrassés de toute domination étrangère ; ils pourraient se livrer, de nouveau, comme par le passé, aux douceurs de la guerre entre tribus ; ils reconstitueraient, sans doute assez vite, l’organisation ancienne de leurs communautés de village ; mais ils seraient certainement incapables de conserver ce qui à nos yeux du moins mériterait d’être conservé : les lignes de chemins de fer, abandonnées, seraient bientôt recouvertes par la brousse ; les steamers cesseraient de sillonner le Congo ou le Niger, les établissements européens tomberaient en ruines, et, vingt ans après, il ne resterait plus rien des grands travaux qui ont ouvert l’hinterland africain au commerce mondial, non sans d’immenses sacrifices d’argent et de vies humaines.

  1. Aubin, En Haïti, Préface, p. xxv, Paris, Colin, 1910.