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min de fer arriva à Tumba, supprimant la plus pénible moitié de la route des caravanes, la mortalité est effrayante. Beaucoup d’indigènes s’enfuient au Congo français ou au Congo portugais. Toute la région des cataractes donne une impression cruelle de dévastation et de dépeuplement.

Lorsqu’Edmond Picard visite le Bas Congo en 1896, il décrit en ces termes le calvaire qui monte de Tumba jusqu’au Pool :

L’âpre voie, battue à l’infini par les pieds nus des porteurs, durcie comme une aire, étend opiniâtrement son étroit galon jaune, interminable, à travers la brousse… Incessamment nous rencontrons ces porteurs, isolés ou en file indienne, noirs, noirs, noirs, misérables, pour tout vêtement ceinturés d’un pagne horriblement crasseux, tête crépue et nue supportant la charge, caisse, ballot, pointe d’ivoire, manne bourrée de caoutchouc, baril, la plupart chétifs, cédant sous le faix multiplié par la lassitude et l’insuffisance de la nourriture, faite d’une poignée de riz et d’infect poisson sec, pitoyables caricatures ambulantes, bêtes de somme aux grêles jarrets de singes, les traits contractés, les yeux fixes et ronds dans la préoccupation de l’équilibre et l’hébétude de l’épuisement. Ils vont et viennent ainsi par milliers, organisés en un système de transport humain, réquisitionnés par l’État armé de sa force publique irrésistible, livrés par les chefs dont ils sont esclaves et qui raflent leur salaire, trottinant les genoux ployés, le ventre en avant, un bras relevé en soutien, l’autre s’appuyant, poudreux et sudorants, insectes échelonnant par les monts et les vaux leur processionnaire multitude et leur besogne de Sisyphe, crevant au long de la route, ou, la route finie, allant crever de surmenage dans leur village[1].

Ce martyre, il est vrai, touchait à sa fin. Le chemin de fer allait, peu à peu, guérir les plaies que le portage avait faites, et, quelque dix ans après, lors du passage de la Commission d’enquête, la route des caravanes n’était plus qu’un sinistre souvenir.

Seulement, le mal n’avait fait que se déplacer. D’autres indigènes connaissaient, à leur tour, les « bienfaits de la civilisation ». Des routes nouvelles avaient été ouvertes, vers

  1. Edmond Picard. En Congolie, 3e édition, p. 97. Bruxelles, 1909.