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Page:Vaulabelle - Histoire des deux restaurations jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, tome 2.djvu/204

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— 1815 —

les yeux ; à la fin il me fixa, et, s’arrêtant, il me demanda en italien de quel pays j’étais : je lui répondis en français que j’étais Parisien. « Eh bien, monsieur, parlez-moi de Paris et de la France. » En achevant ces mots il se remit à marcher. Je l’accompagnai, et, après plusieurs questions insignifiantes faites à haute voix, il me fit entrer dans ses appartements, fit signe aux généraux Bertrand et Drouot de se retirer, et me força de m’asseoir à côté de lui. « Le grand maréchal, me dit-il d’un air froid et distrait, m’a annoncé que vous arriviez de France. — Oui, Sire. — Que venez-vous faire ici ?... Il paraît que vous connaissez X...[1] — Oui, Sire. — Vous a-t-il remis une lettre pour moi ? — Non, Sire... » L’Empereur m’interrompit : « Je vois bien qu’il m’a oublié comme tous les autres. Depuis que je suis ici, je n’ai entendu parler ni de lui, ni de personne. — Sire, dis-je en l’interrompant à mon tour, il n’a point cessé d’avoir pour Votre Majesté l’attachement et le dévouement que lui ont conservés tous les Français... » L’Empereur, avec dédain : « Quoi ! on pense donc encore à moi en France ? — On ne vous y oubliera jamais. —Jamais c’est beaucoup. Les Français ont un autre souverain : leur devoir et leur tranquillité leur commandent de ne plus songer qu’à lui. »

Cette réponse me déplut. L’Empereur, me dis-je, est mécontent de ce que je ne lui ai point apporté de lettres ; il se défie de moi ; ce n’était point la peine de venir de si loin pour être si mal reçu. « Que pense-t-on de moi en France ? me dit-il ensuite. — On y plaint et on y regrette Votre Majesté. — L’on y fait aussi sur moi beaucoup de fables et de mensonges... Comment s’y trouve-t-on des Bourbons ? — Sire, ils n’ont point réalisé l’attente des Français, et chaque jour le nombre des mécontents augmente. — Tant pis, tant pis. (Vivement.) Comment, X... ne vous a point donné de lettres pour moi ? — Non, Sire ; il a craint qu’elles ne me fussent enlevées ; et, comme il a pensé que Votre Majesté, obligée de se tenir sur ses gardes et de se défier de tout le monde, se défierait peut-être aussi de moi, il m’a révélé plusieurs circonstances qui, n’étant connues que de Votre Majesté, peuvent vous prouver que je suis digne de votre confiance. — Voyons ces circonstances. »

  1. Le personnage désigné sous cette initiale est le duc de Bassano. — On lit dans les Mémoires du comte Lavalette, publiés en 1831 : « J’allai chez le duc de Bassano. Après lui avoir rapporté ma conversation avec Lallemand (qui lui avait fait quelques confidences sur la conspiration militaire où ce général devait jouer un rôle), le duc me dit : « C’est une opération toute militaire ; nous autres nous n’y pouvons rien. Ce qui nous importe, c’est le retour de l’Empereur. Comment l’avertir ? Je n’en sais rien. Je suis tellement convaincu que ce serait consommer sa perte que de confier au papier la plus légère indiscrétion, que je n’ai rien donné à M. Fleury de Chaboulon, qui, vous le savez, est parti depuis plus de quinze jours. Il est vrai que, lors de son départ, la conjuration militaire n’était pas encore née, ou plutôt je l’ignorais. » (Tome II, p. 141.)