Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/109

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— Croyez, monsieur Barsac… essaya de placer le pauvre docteur.

— Non, docteur, non, je ne permets pas, répliqua Barsac dont la voix s’élevait graduellement. Et sachez bien ceci, c’est que, moi, chef responsable de la mission du Niger, je n’approuve pas vos projets. Bien au contraire, considérant que le seul guide qui nous reste a été engagé par miss Buxton et qu’il est à sa disposition exclusive, considérant que nous ne pouvons nous faire comprendre des indigènes sans le secours de miss Buxton et de M. de Saint-Bérain, qui sont les seuls d’entre nous à parler la langue bambara, je veux, j’entends, J’ORDONNE…

Barsac, dont la voix avait atteint une sonorité impressionnante, fit une pause savante, puis, d’un ton plus simple, il conclut :

— … que nous nous rendions tous au Niger en passant par Koubo.

— Comment, monsieur Barsac ?… balbutia Jane qui craignait d’avoir mal entendu.

— C’est comme ça, miss Buxton, trancha Barsac. Il faudra vous résigner à nous supporter jusqu’au bout.

— Oh ! monsieur Barsac… murmura une dernière fois Jane Buxton, qui se mit à pleurer tout à fait.

Elle n’était pas seule à avoir les yeux humides. L’émotion était générale. Les hommes s’efforçaient, toutefois, de la dissimuler, et elle se traduisait chez eux par une sorte d’énervement et par un flot de paroles inutiles. Ces répliques se croisaient :

— C’est un voyage des plus simples, proclamait Florence, puisque nous avons des vivres.

— Pour cinq jours, disait le docteur Châtonnay du même ton dont il eût dit pour six mois.

— Quatre seulement, rectifiait Barsac, mais nous en achèterons d’autres.

— D’ailleurs, il y a la chasse, suggérait le docteur.

— Et la pêche, ajoutait Saint-Bérain.

— Et les fruits, que je connais pas mal, affirmait le docteur.

— Moi savoir légumes : patates, ignames, glissait Tongané.

— Moi faire beurre de cé, renchérissait Malik.

— Hip ! hip ! hip ! hourra ! criait Amédée Florence. C’est Capoue, le pays de Chanaan, le paradis terrestre.

— Nous partirons demain, conclut enfin Barsac. Préparons-nous sans perdre une heure.

Une chose digne de remarque, c’est que M. Poncin n’avait pas ouvert la bouche. Par contre, dès qu’il eut été décidé que tout le monde irait à Koubo, M. Poncin avait tiré son carnet, qu’il couvrait depuis ce moment d’innombrables calculs.

— Tout cela est très bien, dit-il en réponse aux derniers mots de Barsac. Il n’empêche que la route de Koubo, comparée à celle de Ségou-Sikoro, représente une augmentation de quatre cents kilomètres. Nos pas étant, on le sait, de soixante-douze centimètres, cela fait cinq cent cinquante-cinq mille cinq cent cinquante-cinq pas, plus une fraction. Négligeons la fraction. Or, nous faisons à l’heure, je l’ai dit, trois mille six cents pas et un dixième, et nous marchons chaque jour cinq heures quarante-cinq minutes dix-huit secondes. Donc…

Mais personne n’écoutait M. Poncin. Barsac, le docteur Châtonnay, Amédée Florence, Jane Buxton et Saint-Bérain s’occupaient déjà activement à préparer le départ du lendemain, et M. Poncin parlait dans le désert.