Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/111

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nuits passées en plein air, lorsqu’il n’y avait aucun village à proximité lors de la seconde halte du jour, s’étaient écoulées paisiblement. Partout bien accueillis, les voyageurs avaient pu se ravitailler sans peine, et c’est toujours nantis de leur réserve de vivres qu’ils quittèrent Sanabo le matin du 1er mars. Ils n’avaient donc, jusque-là, aucune raison de regretter le parti qu’ils avaient adopté.

— C’est-à-dire que c’est trop beau ! proclamait Amédée Florence parlant à son ami Saint-Bérain, pendant qu’ils faisaient côte à côte la seconde étape du 2 mars. Le profond penseur que je suis devrait même s’en inquiéter et calculer de quelle fraction le rapport habituel du bien et du mal est vicié à notre profit. J’aime mieux supposer, toutefois, que le destin peut, de temps en temps, prendre modèle sur M. Poncin et négliger la fraction à son exemple.

— Voilà le résultat d’une bonne action, cher ami, répondit Saint-Bérain. Vous n’avez pas voulu nous abandonner. Le Ciel vous en récompense.

— Du train dont vont les choses, nous n’aurons pas grand mérite, dit, en se retournant sur sa selle, le docteur Châtonnay qui précédait les deux amis.

— Qui sait ? fit Saint-Bérain. Nous ne sommes pas encore au bout.

— Bah ! s’écrira Amédée Florence, c’est tout comme. Nous avons le vent en poupe, cette fois.

Ces choses-là se sentent, que diable ! Je soutiens que nous allons arriver à Koubo dans un fauteuil, sans la plus petite aventure au tableau, ce qui, d’ailleurs, n’est pas très réjouissant pour un journaliste, dont le directeur… Eh là ! s’interrompit-il tout à coup, en adressant cette exclamation à son cheval qui venait de buter lourdement.

— Qu’y a-t-il ? interrogea Barsac.

— C’est mon cheval, expliqua Florence. Je ne sais ce qu’il a. Il bute sans cesse, depuis ce matin. Il faudra que j’examine…

Il n’eut pas le temps d’achever sa pensée. Le cheval, qui s’était arrêté brusquement, tremblait et vacillait sur ses jambes. Le reporter eut tout juste le temps de mettre pied à terre. À peine avait-il quitté la selle, que l’animal pliait des genoux et s’allongeait sur le sol.

On s’empressa de secourir la pauvre bête, qui ahanait et soufflait péniblement. On relâcha la sangle de la selle, on lui mouilla les naseaux avec l’eau d’un petit cours d’eau voisin. Rien n’y fit. Une heure plus tard, elle était morte.

— J’aurais dû toucher du bois, tout à l’heure, dit piteusement Amédée Florence transformé en piéton. Se féliciter de sa veine appelle nécessairement la guigne, c’est bien connu.

— Seriez-vous superstitieux, monsieur Florence ? demanda Jane Buxton en souriant.

— Pas précisément, mademoiselle. Embêté seulement, très embêté, par exemple !

Le cheval de Tongané fut attribué au reporter, Jane Buxton prit Malik en croupe, et l’on se remit en route après une halte de deux heures, en laissant en arrière le cadavre du cheval et son harnachement qu’on ne pouvait songer à emporter. L’étape en fut raccourcie d’autant.

À la tombée de la nuit, on s’arrêta au pied d’un bouquet d’arbres naturellement disposés suivant une demi-circonférence, en bordure immédiate du chemin. Situé au sommet d’une petite éminence, ce point, d’où on avait vue dans toutes les directions, ce qui mettait à l’abri d’une surprise toujours possible, était heureusement choisi pour y passer la nuit. Ses avantages avaient, d’ailleurs, frappé de précédents voyageurs, qui, ainsi qu’on ne tarda pas à le reconnaître, avaient campé au même point. À en juger par leurs traces, ces voyageurs étaient assez nombreux et possédaient des chevaux, dont les