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sabots avaient laissé de multiples empreintes. Qui étaient ces gens ? Des nègres ou des Blancs ? La seconde hypothèse, la plus probable, car les nègres ne font pas en général usage de chevaux, devint une certitude, quand Amédée Florence eut découvert et montré à ses compagnons un objet oublié par leurs prédécesseurs. Cet objet, tout insignifiant qu’il fût, puisqu’il s’agissait d’un simple bouton, n’en était pas moins un produit de la civilisation peu employé par les Noirs, et témoignait irrécusablement de la couleur de ses anciens propriétaires.

L’état des herbes foulées, qui se redressaient déjà, prouvait, d’ailleurs, que le passage de cette troupe, quelle qu’elle fût, remontait à une dizaine de jours, à tout le moins. Comme on ne l’avait pas croisée, on devait en conclure qu’elle aussi suivait la route du Nord-Est, et que, par conséquent, on n’était pas destiné à la rencontrer jamais.

La journée du 3 mars n’offrit rien de particulier, mais, le 4, les explorateurs eurent à déplorer un nouveau décès dans leur cavalerie. Vers le soir, le cheval de Barsac mourut exactement comme était mort celui d’Amédée Florence. Cela commençait à devenir singulier.

Le docteur Châtonnay, qui avait examiné l’animal défunt, saisit la première occasion de parler confidentiellement à Amédée Florence, et dit à celui-ci :

— J’ai attendu d’être seul avec vous, monsieur Florence, pour vous apprendre quelque chose d’assez sérieux.

— Quoi donc ? interrogea Florence, surpris.

— C’est que les deux chevaux sont morts empoisonnés.

— Pas possible ! s’écria le reporter. Qui les empoisonnerait ? Les Noirs engagés à Kadou ?… Ils n’ont aucun intérêt à nous créer des difficultés, au contraire.

— Je n’accuse personne, insista le docteur, mais je maintiens ce que j’ai dit. Après le premier décès, j’avais des soupçons. Après le second, j’ai une certitude. Les signes sont indéniables. Le dernier des ignorants ne s’y tromperait pas.

— Alors, votre avis, docteur ?

— Sur quel sujet ?

— Sur ce que nous devons faire.

— Je n’en sais pas plus que vous. Mon rôle consiste à vous prévenir, et si je m’en suis acquitté de cette manière confidentielle, c’est pour que vous mettiez nos compagnons au courant, à l’insu de miss Buxton, qu’il me paraît inutile d’effrayer.

— Tout à fait, approuva Florence. Mais, dites-moi, docteur, est-il donc nécessaire de faire intervenir la malveillance dans ces deux accidents ? Ne peuvent-ils s’expliquer autrement ? Nos chevaux n’ont-ils pu brouter, en même temps que leur provende, une herbe vénéneuse quelconque ?

— Ce n’est pas seulement possible, dit le docteur, c’est certain. Reste à savoir si c’est le hasard qui a mêlé à leurs aliments cette plante vénéneuse, ou si ce hasard-là porte un nom d’homme. Là-dessus, je n’en sais pas plus long que vous.

On convint de surveiller plus rigoureusement que jamais les cinq chevaux survivants, afin d’éviter le retour de semblable malheur. Un des Européens ou Tongané resterait toujours auprès d’eux pendant les haltes, de telle sorte que personne ne pût en approcher sans être vu. Fût-ce à cause de ces précautions, ou simplement parce que les deux décès étaient accidentels, quoi qu’il en soit, il ne s’en produisit plus les deux jours suivants, si bien que l’on se rassura peu à peu.