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poser de les renvoyer à leurs aimables familles. J’estime que, dans les circonstances présentes, rien ne pouvait nous arriver de plus heureux.

— Merci, monsieur Florence, merci, messieurs, disait cependant Jane Buxton, profondément émue. Croyez que je n’oublierai jamais votre bonté et votre dévouement.

— Pas d’attendrissement ! interrompit Florence. Rien n’est plus mauvais avant le déjeuner. Si vous voulez m’en croire, filons, mettons-nous en chasse, et mangeons jusqu’à l’indigestion inclusivement. Nous nous épancherons au dessert, si ça vous chante.

Le départ des porteurs rendant impossible le transport des colis, on dut abandonner la dernière tente et le reste de la pacotille d’échange. Jane Buxton dormirait désormais, elle aussi, en plein air, quand on ne pourrait trouver un abri dans un village abandonné. Quant à la perte des objets d’échange, on n’en éprouva pas de trop vifs regrets. À quoi eussent-ils été bons, le pays étant désert et toute transaction y étant impossible ? D’ailleurs, n’avait-on pas de l’or, pour le cas où les circonstances viendraient à changer ?

C’est dans ces tristes conditions que la marche fut reprise. Au cours de cette journée du 12 mars, le chemin traversa un village, où l’on découvrit encore de nombreux cadavres de nègres. Le docteur fit remarquer à ses compagnons que la mort de ces malheureux était plus récente et paraissait remonter à deux jours tout au plus. Devait-on en conclure que la bande des assassins était maintenant plus proche, et fallait-il s’attendre à se heurter contre elle un jour ou l’autre ?

Malgré cette perspective peu rassurante, on continua à s’élever dans le nord. Quel moyen de faire autrement, au surplus ? Revenir au sud, sur ce chemin jalonné de villages hostiles ou détruits, eût été impossible. Mieux valait gagner à tout prix le Niger, puisque là seulement on aurait du secours.

C’était toujours le désert que trouvaient devant eux les voyageurs épuisés. Pas un village qui ne fût hostile, quand un tata l’avait défendu contre la destruction, ou pillé, brûlé, dévasté, dans le cas contraire. Nulle part, il ne leur était possible de se procurer des vivres, et ils ne subsistaient que grâce à des hasards favorables : ignames, patates ou autres racines déterrées par chance dans un lougan saccagé, heureux coup de fusil, ou, parfois encore, quelque misérable poisson capturé par Saint-Bérain pendant la halte du jour.

Cette dernière ressource manquait, à vrai dire, le plus souvent. Outre que l’adversité n’avait en rien diminué la perpétuelle distraction, non plus que la sensibilité excessive du fantaisiste neveu de Jane Buxton, on traversait des territoires où les cours d’eau étaient rares. On eut plus d’une fois à souffrir de la soif, les puits qu’on découvrait de temps à autre étant invariablement comblés. La puissance malfaisante qui s’ingéniait à accabler les voyageurs n’avait rien oublié.

L’énergie de ceux-ci n’était pas entamée, cependant. Brûlés par un soleil de feu, se traînant péniblement quand le gibier avait fait défaut, réglant les étapes sur leur faiblesse croissante, ils gagnaient courageusement vers le nord, jour par jour, pas à pas, malgré la fatigue, malgré la soif, malgré la faim.

Les deux Noirs opposaient à ces épreuves une merveilleuse indifférence. Habitués aux privations, accoutumés à subir une vie de misère, peut-être souffraient-ils moins que leurs maîtres de la misère présente. Tous deux faisaient preuve du dévouement le plus touchant.

— Moi, y en a pas beaucoup faim, disait Tongané à Malik, pour l’engager à accepter quelque racine comestible qu’il avait découverte.