Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/141

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D’abord, je me contrains à l’immobilité, car je ne suis pas seul, ainsi que me l’apprennent des voix qui hurlent dans le bruit auprès de moi. Il y a deux personnes qui parlent. L’une s’exprime en anglais, d’une voix éraillée telle qu’en peut émettre un gosier brûlé par l’alcool. L’autre répond dans la même langue, mais avec une grammaire de haute fantaisie, et mélangée de mots incompréhensibles pour moi, que je devine appartenir au bambara, pour en avoir souvent entendu les consonances depuis quatre mois que je suis dans ce joyeux pays. L’un des deux interlocuteurs est un véritable Anglais, l’autre un nègre. Je comprends de moins en moins. Peu importe, d’ailleurs. Que mes gardiens soient noirs ou blancs, il ne faut pas que le moindre mouvement du sac indique que j’ai reconquis partiellement ma liberté.

Lentement, prudemment, je tire sur mes liens qui glissent peu à peu autour de mes poignets. Lentement, prudemment, je parviens à ramener le long de mon corps mes deux mains enfin libérées.

Voilà qui est fait. Maintenant, il s’agit de voir.

Le moyen de voir, je le possède. Dans ma poche, j’ai un couteau… non, pas un couteau, un canif, qui a échappé à mes voleurs, tellement il est petit, un minuscule canif, que je ne saurais transformer en arme défensive, mais très suffisant pour ouvrir une petite fenêtre dans ce sac qui m’aveugle, qui m’étouffe. Reste à m’emparer de ce canif sans attirer l’attention.

J’y réussis, au prix d’un quart d’heure de patients efforts.

Ainsi armée, ma dextre remonte jusqu’à la hauteur de mon visage, et transperce le sac…

Juste ciel !… Qu’ai-je vu ?… C’est tout juste si j’ai pu arrêter à temps un cri de surprise. Mes yeux, dirigés vers le sol, aperçoivent celui-ci à une distance énorme, plus de cinq cents mètres à mon estime. La vérité se révèle à moi. Je suis sur une machine volante, qui m’emporte à travers les airs avec la vitesse d’un express, plus vite encore peut-être.

À peine ouverts, mes yeux se sont refermés. Un frisson m’a parcouru des pieds à la tête. Sous le coup de la surprise, j’ai eu peur, je l’avoue.

Quand mon cœur a repris son rythme régulier, je regarde avec plus de calme. Sous mes yeux, le sol continue à fuir d’une manière vertigineuse. À quelle vitesse allons-nous ? Cent, deux cents kilomètres à l’heure ?… Davantage ?… Quoi qu’il en soit, ce sol est celui du désert, c’est du sable, mêlé de cailloux, et parsemé de touffes assez nombreuses de palmiers nains. Triste pays.

Et pourtant je me l’imaginais plus triste encore. Ces palmiers nains sont d’un vert intense, et, entre les cailloux, l’herbe est abondante. Contrairement à la légende, pleuvrait-il donc parfois dans le désert ?

Par moments, je distingue, quand leur altitude est moindre que la mienne, des appareils semblables à celui qui me porte. Mon oreille me dit que d’autres sont à une hauteur plus grande. C’est une escadrille d’oiseaux mécaniques qui vogue à travers l’espace. Quelque grave que soit ma situation personnelle, je suis enthousiasmé. Après tout, le spectacle est admirable, et nos ennemis, quels qu’ils soient, ne sont pas des gens ordinaires, eux qui ont réalisé l’antique légende d’Icare avec une pareille maestria.

Mon champ visuel n’est pas très grand, car ainsi que j’arrive à le constater, grâce à un petit mouvement qui reste inaperçu de mes gardiens, mon regard passe entre les lames d’une plateforme métallique, qui l’arrêtent de tous les côtés. En raison de la hauteur d’où il tombe, il embrasse cependant une certaine étendue.

Or, voici que le pays change. Après une