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raissait par une petite porte dont la clé ne le quittait pas. Où allait-il ainsi ? Jane n’en savait absolument rien.

Les trois premiers jours, elle avait attendu le retour d’Harry Killer, et, quelques instants après le départ de celui-ci, son oreille avait été frappée par des bruits singuliers ressemblant à des plaintes lointaines, telles qu’en pousserait un homme soumis à la torture. Ces gémissements duraient un quart d’heure environ, puis ils cessaient, et, au bout d’une demi-heure d’absence, Harry Killer, ouvrant la petite porte par laquelle il était parti, revenait d’excellente humeur. Jane lui bourrant ses pipes et lui remplissant son verre, il se mettait alors à boire jusqu’à complète ivresse.

Pendant trois jours, Jane Buxton avait donc attendu le retour d’Harry Killer dans la pièce où celui-ci la laissait, mais bientôt ces plaintes lointaines, qui recelaient une souffrance qu’il n’était pas en son pouvoir de soulager, lui étaient devenues intolérables, et elle avait pris l’habitude de circuler, pendant sa demi-heure de solitude, dans le Palais, dont le personnel, conseillers, domestiques noirs et Merry Fellows de service, commençait à la connaître et lui témoigner même une certaine déférence.

Chaque soir, un moment arrivait où l’ivresse laissait Harry Killer à sa merci. Il eût été alors bien facile à la jeune fille de supprimer ce tyran alcoolique, en le frappant avec le poignard qui constituait tout l’héritage de son malheureux frère. Elle n’en avait rien fait, cependant. Outre la répugnance naturelle qu’elle éprouvait à frapper un homme sans défense, si abominable fût-il, à quoi ce meurtre eût-il servi ? Harry Killer mort, il n’en serait pas moins resté cette bande de brigands qu’il appelait ses conseillers, les nègres aux mufles de fauves de sa Garde noire, et toute cette tourbe interlope qui formait la population de Blackland. La situation des prisonniers eût été, non pas améliorée, mais, au contraire, rendue pire par la mort du seul homme, peut-être, de cette ville, qui, dans ses heures de lucidité, fit preuve d’une réelle intelligence et fût capable de comprendre les avantages d’une clémence relative. Consultés à ce sujet, les compagnons de Jane Buxton étaient tombés d’accord avec elle. Non, il ne fallait, à aucun prix, frapper Harry Killer.

Mais un autre projet était meilleur peut-être. Puisque Jane jouissait de la confiance du despote, était-il impossible d’en profiter pour s’emparer de sa personne ? Dès lors, les otages en auraient un, à leur tour, et ils pourraient traiter de puissance à puissance.

Malheureusement, ce projet se heurtait à de grandes difficultés. Comment s’emparer d’Harry Killer, malgré le personnel qui circulait dans le Palais et malgré les hommes qui montaient la garde à la porte des prisonniers ? Cette première difficulté vaincue, ne pourrait-il pas arriver que la population de Blackland fût, en fait, heureuse d’être débarrassée de lui, et ne se prêtât à aucune négociation dont la liberté du despote fût l’enjeu ? Enfin, quand bien même cette hypothèse ne se réaliserait pas, et si un traité de paix était finalement conclu, par quel moyen en assurerait-on l’exécution, autant de problèmes dont la solution était malaisée.

Outre ce projet d’enlèvement, Jane Buxton en caressait personnellement un autre, dont elle n’avait pas fait confidence à ses compagnons. Sa curiosité et sa pitié étaient fort éveillées, celle-là par les absences régulières d’Harry Killer, celle-ci par les plaintes lointaines qui ne manquaient jamais de se faire entendre à cet instant de la journée. Quand, le soir, Harry Killer, complètement