Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/169

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tun d’intervenir. Puisqu’on se trouvait en pays de connaissance, on pouvait brusquer les présentations. Il fit un pas en avant et entra dans le cône de lumière.

— Monsieur Camaret, dit-il, mes compagnons et moi serions désireux de vous parler.

— Rien n’est plus facile, répondit Camaret sans s’émouvoir. Il toucha un bouton, et des ampoules électriques brillèrent au plafond. Les fugitifs reconnurent qu’ils étaient dans une pièce voûtée que ne garnissait aucun objet d’ameublement. Quelque vestibule, selon toute vraisemblance.

Marcel Camaret ouvrit une porte, derrière laquelle s’amorçait un escalier, et, s’effaçant :

— Si vous voulez prendre la peine d’entrer, dit-il, avec une parfaite simplicité.


VI

marcel camaret

Stupéfiés par cet accueil, dont la banale courtoisie devenait extraordinaire en de telles circonstances, les six Européens, suivis des deux nègres, s’engagèrent dans l’escalier, que de nombreuses ampoules électriques éclairaient largement. Après avoir gravi une vingtaine de marches, ils pénétrèrent dans un second vestibule, où ils firent halte. Monté le dernier, Marcel Camaret traversa ce vestibule, et, ouvrant une nouvelle porte, s’effaça comme précédemment pour livrer passage à ses hôtes inattendus.

Ceux-ci entrèrent dans une immense pièce où régnait un grand désordre. Une table à dessin en occupait l’un des côtés, et une grande bibliothèque les trois autres. Une dizaine de sièges y erraient au hasard, tous encombrés par des piles de livres et de papiers. Marcel Camaret enleva une de ces piles, la déposa tranquillement par terre et prit possession du siège ainsi rendu libre. Encouragés par cet exemple, ses hôtes l’imitèrent, et bientôt tout le monde fut assis, à l’exception de Malik et de Tongané, restés respectueusement debout.

— Que puis-je pour votre service ? demanda alors Marcel Camaret qui paraissait vraiment trouver des plus naturelles cette visite insolite.

Pendant les quelques minutes employées à leur installation, les fugitifs avaient eu le temps d’examiner le personnage dont ils violaient si audacieusement le domicile, et cet examen ne laissait pas de les avoir rassurés. Qu’il fût étrange, cet inconnu salué par Tongané du nom de Camaret, que sa distraction, si grande qu’il les avait frôlés sur le quai sans les voir, que son air « absent » et détaché de toutes les contingences, que le calme et la simplicité avec lesquels il accueillait des gens qui avaient fait irruption chez lui d’une manière aussi brutale, fussent extraordinaires, cela n’était pas contestable. Mais ces particularités assurément anormales n’étaient pas contradictoires avec l’honnêteté, plus exactement avec « l’innocence » évidente de cet homme, dont le corps à peine formé ressemblait à celui d’un adolescent. Non, le propriétaire de ce front largement modelé et du limpide regard de ces yeux admirables ne pouvait appartenir à la même famille morale qu’un Harry Killer, bien que tout démontrât qu’il en partageait la vie.

— Monsieur Camaret, répondit Barsac, mis en confiance, nous venons solliciter votre protection.

— Ma protection ?… répéta Camaret avec un accent de légère surprise. Contre qui, mon Dieu ?

— Comme le maître ou plutôt le despote de cette ville, contre Harry Killer.