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Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/18

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tards inévitables, on devait s’attendre à ce que le voyage durât au moins huit mois pour la première, et dix à douze mois pour la seconde. Partis ensemble, le 1er décembre, de Konakry, ce ne serait pas avant le 1er août que Baudrières arriverait à Grand-Bassam, et avant le 1er octobre que Barsac atteindrait Kotonou.

Il s’agissait donc d’un long voyage. Et pourtant M. Isidore Tassin ne pouvait guère se flatter qu’il lui permît d’établir quelque importante vérité géographique ignorée jusqu’à lui. À vrai dire même, la présence d’un correspondant de la Société de Géographie s’expliquait mal, l’espoir de découvrir la boucle du Niger étant aussi peu réalisable que celui de découvrir l’Amérique. Mais M. Tassin n’était pas gourmand. Le globe ayant été sillonné en tous sens, il estimait qu’on devait savoir se contenter de peu.

Sagement pensait-il en limitant ainsi ses ambitions. Depuis longtemps, la boucle du Niger avait cessé d’être la contrée inaccessible et mystérieuse qu’elle fut pendant tant d’années. Depuis le docteur allemand Barth, qui, le premier, la traversa, en 1853 et 1854, une foule de braves l’ont graduellement conquise. C’est, en 1887, le lieutenant de vaisseau Caron et l’exploration magnifique à tous égards du capitaine Binger ; en 1889, le lieutenant de vaisseau Jaime ; en 1890, le docteur Crozat ; en 1891, le capitaine Monteil ; en 1893 et 1894, les morts glorieuses du lieutenant Aube et du colonel Bonnier, et la prise de Tombouctou par le lieutenant Boiteux, bientôt rejoint par le commandant Joffre. En cette même année 1894 et en 1895, c’est le capitaine Toutée et le lieutenant Targe ; en 1896, le lieutenant de vaisseau Hourst, et tant d’autres, pour aboutir à la campagne au cours de laquelle, en 1898, le colonel Audéoud s’empara de Kong et acheva d’abattre la puissance de Samory. Dès lors, le Soudan occidental cesse de mériter l’épithète de sauvage ; l’administration succède à la conquête, les postes se multiplient, assurant d’une manière de plus en plus solide la bienfaisante domination française.

Au moment où la mission extra-parlementaire allait pénétrer à son tour dans ces régions, la pacification n’était pas encore complète, mais déjà la sécurité était plus grande, et il y avait tout lieu d’espérer que le voyage s’accomplirait, sinon sans incident, du moins sans accident, et que tout se réduirait à une promenade parmi des populations paisibles, que Barsac estimait mûres pour goûter les joies de la politique électorale.

Le départ était fixé au 1er décembre.

La veille du départ, le 30 novembre, un dîner officiel allait réunir une dernière fois les membres de la mission à la table du gouverneur. C’est à la suite de ce dîner que les toasts seraient échangés, ainsi qu’il est d’usage, avec l’accompagnement obligatoire de l’hymne national, et que l’on formulerait les ultimes vœux pour le succès de l’expédition et pour la gloire de la République.

Ce jour-là, Barsac, las d’avoir déambulé dans Konakry sous un soleil de feu, venait de regagner sa chambre. Il s’y éventait avec béatitude, en attendant que vînt l’heure d’endosser l’habit noir, dont aucune température ne saurait dispenser un personnage officiel dans l’exercice de son emploi, quand le planton de service — un rengagé de la coloniale, qui « la connaissait dans les coins » — vint le prévenir que deux personnes demandaient à être reçues.

— Qui est-ce ? interrogea Barsac.

Le planton fit un geste d’ignorance.

— Un type et sa dame, dit-il simplement.

— Des colons ?…

— C’est pas mon idée, vu leur dégaine, répondit le planton. L’homme est un grand, avec macache gazon sur le caillou…

— Le caillou ?…

— Il est chauve, quoi ! Avec des favoris filasse et des yeux en boule d’escalier.

— Vous avez des images !… fit Barsac. Et la femme ?

— La femme ?…

— Oui. Comment est-elle ?… Jeune ?

— Assez.

— Jolie ?

— Oui, et nippée !…