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Barsac se frisa machinalement la moustache et dit :

— Faites entrer.

Tout en donnant cet ordre, il envoya, sans même y penser, un coup d’œil à la glace qui reflétait sa corpulente image. S’il n’avait eu l’esprit ailleurs, il aurait pu alors constater que la pendule marquait six heures. En raison de la différence des longitudes, c’est précisément à cet instant que commençait l’attaque de l’agence DK de la Central Bank qui forma la matière du premier chapitre de ce récit.

Les visiteurs, un homme d’une quarantaine d’années suivi d’une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans, furent introduits dans la pièce où Barsac goûtait les charmes du farniente, avant d’aller affronter les fatigues d’un dîner officiel.

L’homme était très grand, en effet. Une paire de jambes interminables supportait un buste relativement exigu, qui s’achevait en un cou long et osseux, lequel servait de piédestal à une tête modelée en hauteur. Si les yeux n’étaient pas en boule d’escalier, ainsi que l’avait avancé le planton abusant des images outrancières, on ne pouvait contester qu’ils ne fussent saillants, ni que le nez ne fût gros, ni que les lèvres ne fussent épaisses et glabres, un impitoyable rasoir en ayant supprimé les moustaches. Par contre, de courts favoris, du modèle de ceux qu’il est classique d’attribuer aux Autrichiens, et une couronne de cheveux bouclés entourant la base du crâne merveilleusement nu et poli, permettaient d’affirmer que le planton manquait de précision dans le choix de ses qualificatifs. Filasse, avait-il dit. Le mot n’était pas exact. En bonne justice, le personnage était roux.

Ce portrait dispenserait, au besoin, de dire qu’il était laid, s’il ne convenait d’accoler à sa laideur l’épithète de sympathique. Ses grosses lèvres exprimaient, en effet, la franchise, et dans ses yeux luisait cette malicieuse bonté que nos pères désignaient sous le nom charmant de bonhomie.

À sa suite, venait la jeune fille. Il faut reconnaître que le planton, en la décrétant jolie, n’avait, cette fois, nullement exagéré. Grande, mince, la taille élégante, la bouche fraîche et bien meublée, le nez fin et droit, les yeux grands et surmontés de sourcils admirablement dessinés, une abondante chevelure d’un noir d’encre, tous les traits d’une régularité impeccable, c’était une parfaite beauté.

Barsac ayant offert un siège à ses visiteurs, ce fut l’homme, comme de raison, qui prit la parole.

— Vous nous pardonnerez, monsieur le député, de venir ainsi vous importuner, et, dans l’impossibilité où je suis de faire autrement, vous nous excuserez de vous dire nous-mêmes qui nous sommes. Je m’appelle — vous me permettez d’ajouter, suivant mon habitude : j’ai le regret de m’appeler, car ce nom est ridicule, Agénor de Saint-Bérain, propriétaire, célibataire et citoyen de la ville de Rennes.

Ayant ainsi débité son état civil, Agénor de Saint-Bérain fit une légère pause, puis, s’aidant du geste, présenta :

— Mademoiselle Jane Mornas, ma tante.

— Votre tante… répéta Barsac.

— Oui, Mlle Mornas est bien ma tante, autant qu’on peut l’être de quelqu’un, affirma Agénor de Saint-Bérain, tandis qu’un gai sourire entrouvrait les lèvres de la jeune fille.

Ce fut comme un coup de soleil. Son beau visage, dont l’expression trop sérieuse était peut-être le seul défaut, en parut illuminé.

M. de Saint-Bérain, expliqua-t-elle avec un léger accent anglais, tient essentiellement à son titre de neveu, et ne laisse passer aucune occasion de proclamer notre degré réel de parenté…

— Ça me rajeunit, interrompit le neveu.

— Mais, continua Jane Mornas, une fois l’effet produit et son droit légal bien établi, il consent à renverser les rôles et à redevenir l’oncle Agénor, ce que, par convention de famille, il a toujours été depuis ma naissance.