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occupèrent le temps de leur mieux, et, le plus souvent, en promenades dans le jardin, à l’abri du mur qui les dissimulait à la vue du Palais. M. Poncin, en particulier, y restait du matin au soir. Constamment penché sur les diverses plantes qui le garnissaient, il procédait à des mesures qu’il lisait à la loupe, à de minutieuses pesées à l’aide d’une petite balance de précision.

— Que diable faites-vous là ? lui demanda Florence, qui le surprit livré à cette occupation.

— Mon métier, monsieur Florence, répondit M. Poncin, non sans importance.

— De la statistique ? interrogea Florence étonné.

— Pas autre chose. Je suis en train d’établir, tout simplement, le nombre d’habitants que pourrait nourrir la boucle du Niger.

— Ah ! ah ! toujours la boucle, dit Amédée Florence, qui ne paraissait pas apprécier bien vivement les travaux de son interlocuteur. Ici, pourtant, nous n’y sommes plus, dans cette fameuse boucle, ce me semble.

— Il n’est pas défendu de procéder par analogie, professa doctoralement M. Poncin.

— « Courtisans ! attablés dans la splendide orgie ! » prononça une voix derrière eux.

À ce vers des Châtiments amenés par la rime, Amédée Florence reconnut le docteur Châtonnay. C’était bien lui, en effet.

— Que faites-vous là ? demanda l’excellent homme, achevant ainsi son apostrophe.

— M. Poncin m’expose ses méthodes de statistique, répondit Florence d’un ton sérieux. Continuez donc, M. Poncin, je vous prie.

— C’est fort simple, expliqua celui-ci. Voici un pied d’épinard, il occupe un décimètre carré. Un peu plus loin, voici un chou-fleur ; il occupe quatre décimètres carrés. J’ai mesuré cent plantes choisies au hasard, et j’ai fait la moyenne des surfaces occupées par elles. J’ai également mesuré leur pousse quotidienne. Cette salade, par exemple, elle a augmenté exactement de quatre grammes neuf cent vingt-sept milligrammes depuis hier. Bref ! j’ai reconnu, ma-thé-ma-ti-que-ment reconnu, que l’accroissement journalier moyen s’élevait à vingt-deux milligrammes par centimètre carré.

— Très curieux, déclara sans broncher le docteur Châtonnay.

— N’est-ce pas ? Ces questions scientifiques sont toujours très intéressantes, dit M. Poncin qui se rengorgea. La boucle du Niger comptant cinq cent quarante-six trillions de centimètres carrés, sa production sera donc, quotidiennement, de douze millions douze mille tonnes et annuellement de un milliard cent quarante-quatre millions trois cent quatre-vingt mille tonnes.

— « Je ne puis vous celer que ce calcul m’étonne », chantonna le docteur, en parodiant un vers de Corneille que l’assonance lui remettait en mémoire.

— Sachant la quantité de nourriture nécessaire pour assurer la vie d’un seul homme, il sera facile d’en déduire la population qui peut subsister dans la boucle du Niger, conclut M. Poncin avec aplomb. Tels sont les services que la science est capable de rendre, et ainsi notre temps de détention ne sera pas entièrement perdu.

— Grâce à vous, monsieur Poncin, déclarèrent à l’unisson Amédée Florence et le docteur, qui laissèrent le statisticien à ses savantes déductions.

Heure par heure, la journée du 10, puis celle du 11, s’écoulèrent.