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avis, c’est une affaire entendue. Où pourrai-je vous donner une réponse définitive ?

— Demain, au moment du départ, car de toute façon nous quitterons Konakry dès demain.

Les choses étant ainsi convenues, les visiteurs prirent congé.

Au dîner du gouverneur, Barsac transmit, en effet, à ses collègues la requête qu’on lui avait présentée. Elle reçut un favorable accueil. Seul Baudrières crut devoir faire ses réserves. Non pas qu’il se refusât positivement à agréer la demande de cette jolie compagne de route, dont Barsac prit la défense avec plus de chaleur peut-être qu’il n’était strictement nécessaire, mais enfin il manifesta une certaine hésitation. L’incident lui paraissait louche. Était-il admissible qu’une jeune fille s’aventurât dans un pareil voyage ? Non, vraiment, le prétexte donné n’était pas sérieux, et l’on devait croire qu’on en dissimulait le véritable but. Ceci posé, n’était-on pas en droit de craindre que la requête ne cachât quelque piège ? Qui sait, même, si elle n’avait aucune corrélation avec les bruits mystérieux dont le ministre s’était fait discrètement l’écho à la tribune de la Chambre ?

On rassura Baudrières en riant.

— Je ne connais ni M. de Saint-Bérain, ni Mlle Mornas, déclara M. Valdonne, mais, depuis quinze jours qu’ils sont à Konakry, je les avais remarqués.

— On remarquerait à moins ! s’écria Barsac avec conviction.

— Oui, la jeune fille est fort belle, approuva M. Valdonne. Ils arrivent, m’a-t-on assuré, de Saint-Louis du Sénégal, par le bateau qui dessert la côte, et, si singulier que cela paraisse, ils semblent bien faire un simple voyage d’agrément, ainsi qu’ils l’ont dit à M. Barsac. Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait le moindre inconvénient à leur donner satisfaction.

L’opinion du lieutenant-gouverneur prévalut sans autre opposition.

C’est ainsi que la mission dont Barsac était le chef s’augmenta de deux recrues et fut portée au total de dix membres, y compris Amédée Florence, reporter de l’Expansion française, mais non compris les porteurs et l’élément militaire. C’est ainsi que le hasard put, le lendemain matin, favoriser Pierre Marcenay, capitaine d’infanterie coloniale et commandant de l’escorte, en lui permettant de devancer Barsac, au moment où celui-ci se précipitait aussi vite que cela est possible à un quadragénaire légèrement ventripotent, en vue d’aider Mlle Mornas à se mettre en selle.

Armis cedat insigne, dit, en montrant du doigt la place de son écharpe absente, Barsac, qui avait fait ses humanités.

Mais on voyait bien qu’il n’était pas content.


III

lord buxton glenor

Au moment où débute ce récit, il y avait bien des années que Lord Buxton ne sortait plus, il y avait bien des années que la porte du château de Glenor qu’il habitait, au cœur de l’Angleterre, près de la petite ville d’Uttoxeter, ne s’était plus ouverte devant aucun visiteur, que les fenêtres de ses appartements particuliers étaient demeurées obstinément fermées. La claustration de lord Buxton était complète, absolue, depuis le drame qui avait terni l’honneur de sa famille, souillé son nom, brisé sa vie.

Plus de soixante ans avant les événements qui viennent d’être relatés, lord Buxton, frais émoulu de l’École militaire, entrait dans la ronde humaine par la grande porte, car il tenait de ses aïeux fortune, honneur immaculé, et la gloire.

L’histoire des Buxton se confond, en effet, avec l’histoire même de l’Angleterre, au profit de laquelle coula si souvent leur sang généreux. À une époque où le mot de patrie n’avait pas encore acquis la valeur qu’une longue vie nationale lui a donnée, l’idée en était déjà profondément gravée