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dans le cœur des hommes de cette famille qui, venue avec les conquérants normands, n’avait jamais vécu que pour l’épée, et par l’épée mise au service de son pays. Au cours des siècles, pas une défaillance, n’avait diminué l’éclat de son nom, jamais une tache n’avait éclaboussé son blason.

Edward Alan Buxton était le digne descendant de cette lignée de preux. À l’imitation de ses ancêtres, il n’imaginait d’autre but à la vie que le culte farouche de l’honneur et l’amour passionné de la patrie. Si l’atavisme, l’hérédité, de quelque nom que l’on veuille désigner ce mystérieux phénomène qui fait les fils semblables aux pères, n’avaient pas suffi à lui suggérer ces principes, l’éducation les lui eût inculqués. L’histoire anglaise, pleine de la gloire de ses ancêtres, lui eût nécessairement inspiré le désir de faire aussi bien, sinon mieux qu’eux.

À vingt-deux ans, il avait épousé une jeune fille appartenant à l’une des meilleures familles d’Angleterre, dont il eut une fille après un an de mariage. Ce fut une déception pour Edward Buxton, qui attendit impatiemment la naissance d’un second enfant.

Il l’attendit pendant vingt ans. Ce fut seulement après ce long intervalle que lady Buxton, dont la santé avait été gravement altérée par sa première maternité, lui donna le fils tant désiré, qui reçut le prénom de George, tandis que, presque en même temps, sa fille, récemment mariée à un Français, M. de Saint-Bérain, mettait au monde un garçon qui fut appelé Agénor, lequel Agénor devait, quarante ans plus tard, se présenter au député Barsac de la manière que l’on sait.

Cinq ans s’écoulèrent encore, et lord Glenor eut un second fils, Lewis Robert, que le destin devait, à trente-cinq ans de là, si fâcheusement mêler au drame de la Central Bank par lequel s’est ouvert ce récit.

Ce grand bonheur, avoir un second fils, c’est-à-dire un second continuateur du nom, fut accompagné du plus affreux des malheurs. La naissance de ce fils coûta la vie à sa mère, et lord Buxton vit disparaître à jamais celle qui, pendant plus d’un quart de siècle, avait été sa compagne.

Frappé d’une manière aussi rude, lord Buxton chancela sous le coup. Déprimé, découragé, il renonça à toute ambition, et, bien que relativement jeune encore, il quitta la marine où il servait depuis sa sortie de l’école, et dont il était à la veille d’atteindre les plus hauts grades.

Longtemps, à la suite de ce grand malheur, il vécut replié sur lui-même, puis, le temps ayant adouci son immense douleur, il essaya, après neuf ans de solitude, de reconstituer son foyer détruit, en épousant la veuve d’un de ses compagnons d’armes, Marguerite Ferney, qui lui apportait en mariage, pour toute fortune, un fils, William, alors âgé de seize ans.

Mais le sort avait décidé que lord Glenor vieillirait seul, et qu’il arriverait seul au terme du voyage. Quelques années plus tard, il lui naissait un quatrième enfant, une fille qui reçut le nom de Jane, et il était veuf pour la seconde fois.

Lord Glenor avait alors dépassé la soixantaine. À cet âge, il ne pouvait songer à refaire sa vie. Si cruellement, si opiniâtrement frappé dans ses plus chères affections, il se consacra exclusivement à son devoir de père. Si sa première fille, Mme de Saint-Bérain, avait depuis longtemps échappé à sa direction, il lui restait quatre enfants, dont le plus âgé avait à peine vingt ans, que les deux mortes lui avaient laissés, car, dans son cœur, il ne séparait pas William Ferney des deux garçons et de la fille de son sang.

Mais la destinée n’avait pas épuisé sa rigueur, et lord Glenor devait connaître encore des douleurs auprès desquelles celles qu’il avait subies jusque-là lui paraîtraient bien légères.