Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/237

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fugiés sur le quai, et qui en arrivaient au même moment.

C’est donc groupés au milieu de l’Esplanade que le capitaine Marcenay, car c’était lui, ainsi qu’on l’a aisément deviné, dont les coups de canon et les sonneries de clairon annonçaient l’intervention, aperçut tout d’abord ces malheureux, hâves, amaigris, défaits, tremblants de fatigue et d’inanition.

Ceux-ci, quand les tirailleurs apparurent sur la brèche, voulurent aller à leur rencontre, mais si grandes étaient la faiblesse et l’émotion de ces pauvres gens qu’ils purent seulement tendre les bras à leurs sauveurs, tandis que plusieurs d’entre eux tombaient sur le sol et y restaient inanimés.

Tel est le spectacle lamentable que le capitaine Marcenay eut sous les yeux, quand, à la tête de ses hommes, il arriva sur l’Esplanade. Au-delà de la rivière, une énorme étendue de ruines, d’où s’échappaient des tourbillons de fumée ; à droite et à gauche, deux imposantes constructions, en partie écroulées, dominées l’une et l’autre par une tour élevée encore intacte ; devant lui, une vaste place jonchée de corps au nombre de plusieurs centaines, les uns à jamais immobiles rejetés sur le pourtour, les autres, au milieu de cette place, réunis en un groupe compact, d’où s’élevaient des gémissements et des plaintes.

C’est vers ce groupe que le capitaine Marcenay se dirigea, puisque c’est là seulement qu’il y avait des vivants. Aurait-il du moins le bonheur d’y trouver celle qu’il cherchait, celle qu’il voulait sauver avant tous les autres ?

Il fut bientôt rassuré. En apercevant le capitaine Marcenay, Jane Buxton, dans un sursaut d’énergie, s’était redressée et s’avançait au-devant de lui ! Le capitaine eut peine à reconnaître dans cette pauvre créature au teint livide, aux joues creuses, aux yeux brillants de fièvre, celle qu’il avait quittée, moins de trois mois auparavant, si resplendissante de force et de santé. Il s’élança vers elle, juste à temps pour la recevoir évanouie dans ses bras.

Pendant qu’il s’empressait à la secourir, deux terribles explosions firent trembler le sol de chaque côté de l’Esplanade. L’Usine et le Palais s’étaient écroulés à la fois. Au-dessus de leurs ruines, seules, les deux tours s’élevaient, hautes, solides, intactes.

Au sommet de celle du Palais, on apercevait

William Ferney, les huit conseillers, les neuf domestiques nègres et cinq hommes de la Garde noire, soit, en tout, vingt-trois personnes, qui, penchées sur le parapet, semblaient appeler à leur secours.

Sur le sommet de l’autre, il n’y avait qu’un homme. Trois fois de suite, cet homme fit le tour de la plate-forme, en adressant à l’horizon un incompréhensible discours accompagné de grands gestes. Il devait le hurler cependant, ce discours, puisque, malgré la distance, on entendit, à deux reprises, ces mots distinctement prononcés :

— Malheur !… Malheur à Blackland !

Ces mots, William Ferney dut les entendre, lui aussi, car on le vit faire tout à coup un mouvement de fureur, saisir un fusil, et tirer sans viser dans la direction de la tour de l’Usine, dont près de quatre cents mètres le séparaient.

Bien qu’envoyée au jugé, la balle dut, pourtant, arriver à son adresse. Marcel Camaret porta, en effet, la main à sa poitrine, et disparut en chancelant dans la tour.

Presque aussitôt retentit une double explosion, plus violente qu’aucune de celles qui l’avaient précédée, et, simultanément, les deux tours, écrasant sous leurs ruines, l’une William Ferney et ses compagnons, l’autre Marcel Camaret lui-même, s’abîmèrent dans un formidable fracas.