Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/27

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s’était institué le protecteur, lorsque le malheureux lord s’était retranché du monde. Il lui portait une tendresse véritablement paternelle, une affection profonde, que la jeune fille, d’ailleurs, lui rendait bien. En principe, c’était lui le mentor, mais, en fait, ce mentor faisait tout ce que voulait son disciple. Ils ne se quittaient guère. Ils sortaient ensemble, couraient les bois à pied ou à cheval, canotaient, chassaient, pratiquaient tous les sports, ce qui autorisait le vieux neveu à dire de sa jeune tante ainsi élevée en garçon : « Vous verrez que je finirai par en faire un homme ! »

Jane Buxton était la troisième personne qui prodiguât ses soins au vieux lord, dont elle entourait la triste vieillesse d’une sollicitude quasi maternelle. Elle eût donné sa vie pour le voir sourire. Et cette idée : ramener un peu de bonheur dans l’âme ulcérée de son père, cette idée ne la quittait pas. C’était le but unique de toutes ses pensées, de tous ses actes.

À l’époque du drame dans lequel son frère avait trouvé la mort, elle avait vu son père pleurer plus encore sur son nom flétri, sur son honneur outragé, que sur la fin misérable d’un fils frappé d’un juste châtiment. Elle, par contre, n’avait pas pleuré.

Non pas qu’elle fût insensible à la perte d’un frère tendrement chéri et à la tache dont un tel crime souillait l’honneur de sa famille. Mais en même temps que la douleur, plus forte que la douleur, son coeur avait connu la révolte. Eh quoi ! Lewis et son père croyaient si aisément à la honte de George ! Sans contrôle, sans enquête personnelle, ils acceptaient comme démontrées des accusations venues des lointains d’outre-mer ! Qu’importaient les rapports officiels ? Contre ces rapports, contre l’évidence même, le passé de George protestait. Qu’il fût un traître, ce grand frère si droit, si bon, si pur, dont toute la vie attestait l’héroïsme et la loyauté, voilà qui était impossible ! Alors que tout le monde reniait le pauvre mort, elle, du moins, honorerait sa mémoire, et sa foi en lui ne pâlirait jamais.

Cette première impression de Jane Buxton, le temps ne fit que la fortifier. À mesure que passaient les jours, plus ardente fut sa conviction de l’innocence de son frère, bien qu’elle ne pût l’étayer par aucune preuve. Le moment vint enfin — ce fut plusieurs années après le drame — où elle se hasarda à rompre pour la première fois le silence absolu que, par un accord tacite, tous les hôtes du château observaient sur la tragédie de Koubo.

— Mon oncle ?… dit-elle ce jour-là, en manière d’interpellation, à Agénor de Saint-Bérain.

Bien que celui-ci fût, en réalité, son neveu, ils étaient convenus de renverser, dans la pratique, l’ordre des parentés, afin de le rendre plus conforme à celui des années. C’est pourquoi Agénor appelait d’ordinaire Jane sa nièce, tandis que celle-ci lui décernait le titre d’oncle. Il en était toujours ainsi…

Hors un cas, cependant.

S’il advenait, par grand hasard, que cet oncle de convention donnât de justes motifs de plainte à sa pseudo-nièce, ou s’avisât de résister à sa volonté, voire à l’un de ses caprices, cette dernière revendiquait incontinent le rang auquel elle avait droit et signifiait à son « neveu » qu’il eût à faire preuve du respect dû à un ascendant. Connaissant à ce signe que les choses se gâtaient, le « neveu » s’empressait de filer doux en vue d’apaiser sa vénérable « tante ». De cette dualité d’appellations contradictoires résultaient parfois des dialogues assez savoureux.

— Mon oncle ?… interpella donc Jane, ce jour-là.

— Ma chérie ?… répondit Agénor, alors absorbé dans la lecture d’un in-quarto consacré à l’art de la pêche à la ligne.

— Je voudrais vous parler de George.

Agénor, surpris, abandonna son livre.