Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/31

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— Tu es folle !… protesta-t-il, tout en faisant mine de s’éloigner.

— Pas si folle, répliqua Jane en lui barrant le passage. Pourquoi, s’il vous plaît, n’iriez-vous pas à Koubo ? N’aimez-vous pas les voyages ?

— Je les exècre. Prendre un train à heure fixe, c’est au-dessus de mes forces.

— Et la pêche, vous l’exécrez aussi, n’est-il pas vrai ?

— La pêche ?… Je ne vois pas…

— Que diriez-vous d’une friture pêchée dans le Niger ? Voilà qui ne serait pas banal ! Dans le Niger, où les goujons sont gros comme des requins, où les ablettes ressemblent à des thons ! Et cela ne vous tenterait pas !…

— Je ne dis pas… Cependant…

— Tout en pêchant, vous feriez votre enquête, vous interrogeriez les indigènes…

— En quelle langue ? interrompit railleusement Agénor. Je ne sache pas que ces cocos-là parlent anglais.

— C’est pourquoi, dit Jane sans avoir l’air d’y toucher, mieux vaudra les interroger en bambara.

— En bambara ?… Est-ce que je sais le bambara, moi.

— Aussi allez-vous l’apprendre.

— À mon âge ?

— Je l’ai bien appris, moi qui suis votre tante !

— Toi !… Tu parles bambara ?…

— Sans doute. Écoutez plutôt : Dji lokho a bé na.

— Quel est ce charabia ?

— Cela veut dire : « J’ai soif ». Et : I dou, nono i mita.

— J’avoue que… nono… mita…

— Cela signifie : « Entre, tu boiras du lait ». Et : Koukho bé na, Kounou ouarara uté a man doumouni. Ne cherchez pas. Traduction : « J’ai très faim, je n’ai pas mangé depuis hier soir ».

— Et il faudrait apprendre ça ?…

— Ça et autre chose, et même sans perdre de temps, car le jour du départ approche.

— Comment, le jour du départ ?… Mais je ne pars pas, moi !… En voilà une idée !… Non, mais, je ne me vois pas taillant une bavette avec tes sauvages.

Jane parut renoncer à le convaincre.

— Alors, j’irai seule, dit-elle tristement.

— Seule !… bégaya Agénor ahuri. Tu veux donc aller…

— À Koubo ? Parfaitement.

— À quinze cents kilomètres de la côte !

— À dix-huit cents, mon oncle.

— Affronter les plus grands dangers !… Et cela toute seule !…

— Il le faut bien, puisque vous ne voulez pas venir avec moi, répliqua Jane d’un ton sec.

— C’est de la folie ! de l’aberration mentale ! du delirium tremens ! s’écria Agénor, qui ne vit d’autre moyen que de s’enfuir en claquant la porte.

Mais quand le lendemain, il voulut voir Jane, celle-ci lui fit répondre qu’elle ne recevait pas, et il en fut de même les jours suivants. Agénor n’était pas de la force à ce jeu. En quatre jours, il dut amener son pavillon.

Au surplus, comme chaque fois que sa jeune tante désirait quelque chose, il en était arrivé graduellement à être de son avis. Ce voyage, jugé d’abord insensé, il l’estimait le lendemain possible à la rigueur, très faisable le troisième jour, extrêmement facile le quatrième.

C’est pourquoi il ne s’était pas écoulé quatre fois vingt-quatre heures, qu’il faisait amende honorable, confessait son erreur et se déclarait prêt à partir.

Jane eut la générosité de ne pas tenir rigueur.

— Apprenez d’abord la langue du pays, dit-elle en l’embrassant sur les deux joues.

Dès lors, on ne vit plus Agénor que piochant consciencieusement sa grammaire bambara.