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nés aux chefs des villages et à leurs administrés.

Après avoir fait confectionner des vêtements en toile pour la saison sèche, et en grosse laine pour la saison des pluies, Jane et Agénor les disposèrent dans des malles légères, dont ils réduisirent le nombre au strict nécessaire. Puis ils firent emballer les cadeaux destinés aux naturels : mauvais fusils hors d’usage, étoffes imprimées, voyantes, bariolées, foulards de soie et de coton, perles en verroterie, aiguilles, épingles, mercerie, articles de Paris, galons, boutons, crayons, etc., en somme la pacotille d’un bazar.

Ils emportaient encore avec eux une petite pharmacie, des armes, des longues-vues, des boussoles, des toiles de campement, quelques livres, des vocabulaires, les cartes les plus récentes, une batterie de cuisine, divers ustensiles de toilette, du thé, des vivres, en un mot une véritable cargaison, choisie avec discernement, d’objets indispensables pour un long séjour dans la brousse loin de tout centre de ravitaillement.

Enfin un étui de métal, dont le nickel étincelait au soleil, contenait un choix de cannes à pêche, de lignes et d’hameçons, en quantité suffisante pour équiper une demi-douzaine de pêcheurs. Cela, c’était le bagage particulier d’Agénor.

La tante et le neveu, ou l’oncle et la nièce, comme on voudra, étaient convenus de se rendre à Liverpool, d’où ils s’embarqueraient sur un navire de la White Star Line, The Ceres, pour la côte d’Afrique. Leur première intention était de partir de la Gambie anglaise. Mais, ayant appris, pendant une relâche à Saint-Louis, qu’une mission française était attendue à Conakry, et qu’elle devait suivre un itinéraire analogue au leur, ils résolurent de se joindre aux compatriotes de Saint-Bérain.

Vers la fin de septembre, ils expédièrent sur Liverpool leurs nombreux bagages, et le 2 octobre ils déjeunèrent pour la dernière fois en tête à tête, lord Buxton ne quittant plus jamais sa chambre, dans la grande salle à manger du château de Glenor. Ce dernier repas fut silencieux et triste. Quelle que fût la grandeur de la tâche qu’elle s’était imposée, Jane Buxton ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle ne reverrait peut-être plus ce château, berceau de son enfance, et que, lorsqu’elle reviendrait, si elle revenait jamais, son vieux père ne serait peut-être plus là pour lui tendre les bras.

Et pourtant, c’était surtout pour lui qu’elle tentait cette aventure pleine de dangers et de fatigues. C’était pour rendre un peu de joie à cette âme désolée, qu’elle allait s’efforcer de réhabiliter le nom, d’effacer la boue qui avait jailli sur le blason.

L’heure du départ approchant, Jane fit demander à son père la permission de lui faire ses adieux. Elle fut introduite, ainsi qu’Agénor, dans la chambre du vieillard. Celui-ci était assis près d’une haute fenêtre qui donnait sur la campagne. Son regard fixe semblait perdu dans le lointain, comme s’il s’attendait à voir paraître quelqu’un. Qui cela ? George, son fils, George le traître ?

En entendant sa fille entrer, il tourna doucement la tête, et son oeil éteint s’éclaira. Mais ce ne fut qu’une lueur. La paupière retomba ; le visage reprit son impassibilité coutumière.

— Adieu, mon père, murmura Jane en retenant ses larmes.

Lord Glenor ne répondit pas. Se soulevant sur son fauteuil, il tendit la main à la jeune fille, puis l’attirant doucement contre sa poitrine, lui mit un baiser sur le front.

De peur d’éclater en sanglots, Jane s’arracha à l’étreinte et s’enfuit en courant.

Le vieillard saisit alors la main de M. de Saint-Bérain, la lui serra avec force, et, comme pour réclamer sa protection, montra du geste la porte par laquelle Jane venait de disparaître.