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— Comptez sur moi, balbutia Agénor.

Aussitôt, lord Buxton reprit sa position première, et son regard se perdit de nouveau dans la campagne, tandis que Saint-Bérain se retirait tout ému.

Une voiture attendait les voyageurs dans la cour du château, pour les conduire à la gare d’Uttoxeter, distante d’environ deux miles.

— Où va-t-on ? demanda, en y montant, l’incorrigible Agénor, qui, encore troublé de la visite qu’il venait de faire, ne savait plus du tout pourquoi on quittait Glenor.

Jane se contenta de hausser les épaules. On partit.

Mais à peine avait-on fait cinq cents mètres que M. de Saint-Bérain manifesta soudain une agitation extraordinaire. Il ne pouvait parler, il suffoquait.

Mes lignes !… Mes lignes !… s’écria-t-il enfin d’une voix déchirante.

Il fallut retourner au château chercher les fameuses lignes que le distrait avait oubliées, et l’on perdit ainsi un bon quart d’heure. Quand on arriva à la station, l’express était en gare. Les voyageurs eurent tout juste le temps d’y monter, ce qui fit dire à Agénor, non sans une certaine vanité :

— C’est exactement la deuxième fois de ma vie que je ne rate pas mon train.

Jane ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes, qu’elle laissait maintenant couler librement.

Ainsi commença ce voyage qui ménageait aux deux explorateurs des surprises dont ils étaient bien loin de se douter. Jane l’aurait-elle entrepris, si elle avait su ce qui devait se passer en son absence ? Aurait-elle quitté son malheureux père, si elle avait pu soupçonner quel coup allait encore le frapper, tandis qu’elle risquait sa vie pour le sauver du désespoir ?

Mais rien ne pouvait faire prévoir à Jane la tragédie qui devait se dérouler dans les bureaux de la Central Bank, non plus que l’accusation infamante dont son frère Lewis devait être l’objet, et, croyant servir son père, elle l’abandonna au moment même où son secours lui eût été le plus nécessaire.

Apportée par un domestique trop zélé, la nouvelle de la disparition de Lewis Robert Buxton parvint à lord Glenor dans la matinée qui suivit le crime de Old Broad Street, c’est-à-dire le 1er décembre. Le choc eut la brutalité d’un coup de massue. Ce descendant sans tache d’une longue suite de héros, ce farouche desservant du culte de l’honneur, apprit en un instant que, de ses deux fils, l’un était un traître et l’autre un voleur.

Le malheureux vieillard poussa un gémissement étouffé, porta les mains à sa gorge et tomba comme une masse sur le parquet.

On s’empressa autour de lui. On le releva. On lui prodigua des soins, jusqu’à ce qu’il rouvrit les yeux.

Le regard de ces yeux devait être désormais le seul signe que la vie n’eût point abandonné son cœur martyrisé. S’il vivait, son corps frappé de paralysie était condamné à une éternelle immobilité. Mais sans doute n’était-ce point encore assez pour épuiser la cruauté du sort. Dans ce corps à jamais immobile, le cerveau était demeuré lucide. Insensible, muet, inerte, lord Buxton pensait !

Or, par suite de la différence de longitude, c’est au moment où son père s’écroulait inanimé, que Jane Buxton, aidée par le capitaine Marcenay, mettait le pied à l’étrier, et, franchissant le pont qui relie Conakry au continent, commençait réellement son voyage et faisait les premiers pas dans les ténèbres de la mystérieuse Afrique.