Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/40

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fournirait pas de vivres frais en quantité suffisante.

Moriliré a acheté de la viande à Conakry. Il nous la montre :

— Moi, y en a faire bon ragoût avec sodé (agneau), tendre comme un petit enfant, dit-il.

Tendre comme un enfant ! Cette comparaison nous donne le frisson. Moriliré aurait-il donc goûté à la chair humaine ? Nous le lui demandons. Il nous répond hypocritement qu’il n’en a jamais mangé lui-même, mais qu’il a entendu vanter l’exquise saveur. Hum !…

Notre premier repas ne rappelle en rien ceux du Café Anglais, mais il n’en est pas moins excellent. Qu’on en juge : quartier d’agneau grillé avec pâte de mil et sauce au beurre de karité, salade de cœurs de jeunes rôniers, gâteau de maïs, figues, bananes et noix de coco. Comme boisson, l’eau pure d’une source qui coule à nos pieds, et, pour ceux qui l’aiment, du vin de palme.

Ces divers mets furent précédés d’un hors-d’œuvre que notre maître d’hôtel n’avait pas prévu. Mais n’anticipons pas, comme on dit dans les romans bien charpentés.

Tandis que Moriliré et ses deux aides nous préparent le repas annoncé, le docteur Châtonnay, qui s’était rapproché, nous donne, à son sujet, des explications que je qualifierai de techniques.

— Pour l’agneau, dit-il, je n’en parle pas ; vous en savez là-dessus autant que moi. Le mil, qui va l’accompagner sur notre table, est une céréale analogue au blé. Mélangé au beurre de karité ou de cé, car l’arbre qui le fournit porte ces deux noms, il constitue une sauce assez passable, à la condition que le beurre soit bon. Ce beurre est extrait du fruit de l’arbre, une sorte de noix ou de châtaigne. On l’obtient par une série de broyages et de fusions, et finalement on l’épure en le faisant fondre une dernière fois et en y jetant quelques gouttes d’eau froide pendant qu’il est en ébullition. Il devient alors fort appréciable.

— Vous savez tout, docteur, admire Mlle Mornas.

— Non, mademoiselle, mais j’ai beaucoup lu, et notamment l’ouvrage admirable du capitaine Binger. C’est encore lui qui va me permettre de vous apprendre ce qu’est la salade de rônier. Ces rôniers se divisent en mâles et en femelles. Les mâles ne produisent pas de fruits, mais fournissent un bois extraordinairement dense, qui a l’avantage de ne pas pourrir dans l’eau et d’être inattaquable aux termites. Le rônier femelle donne des fruits agréables au goût. Sa feuille se prête à divers usages : couverture des cases, fabrication des éventails, des nattes, des cordages. On peut même s’en servir comme papier à écrire. Voilà un végétal utile !… Quant à la salade, elle est fournie par le cœur d’un jeune rônier à la fleur de l’âge…

J’interromps :

— Eh mais ! docteur, c’est de l’élégie, ma parole !

Le docteur a la bonté de sourire. Il reprend :

— La fin de mon discours sera moins poétique, puisqu’on met parfois ces cœurs dans du vinaigre, et qu’on en fait des cornichons !

L’excellent docteur en était là de ses explications scientifiques, lorsque notre attention fut attirée par des cris venant du bois. Nous reconnûmes sur-le-champ la voix qui les poussait.

Parions que, si je pose à vos lecteurs cette simple question : « À qui appartenait cette voix ? » ils vont me répondre immédiatement en chœur : « Parbleu ! à M. de Saint-Bérain ! »

Vos lecteurs ne se trompent pas. C’était bien M. de Saint-Bérain qui demandait du secours.