Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/63

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C’est par moi qu’il commence, par moi qui me suis enquis du sort réservé à ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire aux articles que je vous envoie.

— Bientôt, me dit-il dans un charabia que je traduis en français clair, personne n’aura plus de tes nouvelles.

Voilà bien ma chance ! Mais enfin, le sorcier a dit : bientôt. Je peux donc être tranquille pour la présente lettre. Le kéniélala passe à Saint-Bérain.

— Tu recevras, lui prédit-il, une blessure qui t’empêchera de t’asseoir.

Je pense aux hameçons. Il retarde, le vieux farceur. Il s’égare dans le passé, dont Moriliré et Tchoumouki n’ont sans doute pas manqué d’illuminer les ténèbres.

C’est maintenant le tour de Mlle Mornas.

— C’est au coeur que tu seras frappée, prononce le kéniélala.

Eh ! eh ! pas si bête ! Remarquez qu’il n’a pas précisé. La blessure sera-t-elle physique ou morale ? Moi, je penche pour la seconde hypothèse, et je soupçonne fort nos deux guides de s’être livrés à quelque « potin ». Mlle Mornas a sûrement interprété la prophétie comme moi, car elle a rougi. Parions qu’elle pense au capitaine Marcenay.

Mais notre magicien s’est tu, puis il a regardé M. Barsac d’un air menaçant. Il est clair que nous en sommes à la prédiction la plus importante. Il vaticine :

— Au-delà de Sikasso, je vois des Blancs. C’est pour vous tous l’esclavage ou la mort.

Il en a de gaies, le gros père.

— Des Blancs !… répète Mlle Mornas. Vous voulez dire : des Noirs.

— J’ai dit : des Blancs, affirme solennellement le kéniélala, qui singe l’inspiration de la manière la plus amusante. Ne dépassez pas Sikasso. Sinon, l’esclavage ou la mort.

Bien entendu, nous prîmes l’avis en plaisantant. À qui ce diseur de bonne aventure ferait-il croire qu’il peut exister en territoire français une troupe de Blancs assez nombreuse pour mettre en péril une colonne de l’importance de la nôtre ? Au dîner, le soir, on s’amusa de cette histoire, même le craintif M. Baudrières, après quoi on n’y pensa plus.

Mais j’y pensais de nouveau, moi, le soir, en me couchant. J’y pensais très sérieusement, et, finalement, j’aboutis à des conclusions qui… que… Enfin, jugez vous-même.

Posons d’abord les termes du problème.

Il existe deux faits et demi.

Le demi-fait, c’est l’absence de Moriliré à Timbo et, lors de la dernière halte, avant Kankan.

Les deux faits sont l’empoisonnement au doung-kono et la sinistre prédiction du sorcier nègre.

Cela posé, raisonnons.

Premier fait. Est-il croyable que le chef d’un infime village ait conçu le projet insensé de s’attaquer à une région de la Sénégambie depuis longtemps occupée par nos troupes, à trente-cinq kilomètres de Timbo, où un important poste français tient garnison ? Non, ce n’est pas croyable. C’est au contraire inadmissible, absolument inadmissible.

Deuxième fait. Est-il croyable qu’un vieux nègre stupide et ignorant ait le pouvoir de lire dans l’avenir ? Non, il n’a pas ce pouvoir, c’est absolument certain.

Or, l’incident du doung-kono est tout aussi certain, ou, du moins, puisqu’il est avéré pour moi qu’un tel projet n’a jamais pu être conçu, on s’est arrangé de manière à nous faire croire à sa réalité.

Et, de même, il est certain que le kêniélala, qui, livré à lui-même, eût parlé au hasard, et nous eût dit tout autre chose, n’a pas dit, en fait, autre chose, mais s’est obstiné à nous prédire l’esclavage ou la mort au-delà de Sikasso.

La conclusion s’impose : on a voulu nous effrayer.