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Qui ? Pourquoi ? me demandez-vous.

Qui ? Je n’en sais rien.

Pourquoi ? Dans le but de nous faire renoncer à notre voyage. Nous gênons quelqu’un, et ce quelqu’un ne veut pas que nous dépassions Sikasso.

Quant au demi-fait Moriliré, ou il ne signifie rien, ou, si Saint-Bérain n’a pas été aussi distrait que de coutume, Moriliré est complice de ceux qui tentent d’arrêter notre marche. Son insistance à nous conduire chez le kêniélala le rend déjà très suspect, et il est à croire qu’il a été, à tout le moins, payé dans ce but. Il conviendra d’élucider ce point.

Telles sont mes conclusions. L’avenir me dira si elles sont ou non fondées.

Qui vivra verra.

Amédée Florence.

Dans la brousse, à une journée de marche de Kankan, 26 décembre. — J’ajoute ce post-scriptum à ma lettre d’avant-hier, que Tchoumouki se charge de vous faire parvenir.

Ce qui nous est arrivé cette nuit est extraordinaire. Je vous le signale sans même essayer de l’expliquer.

Nous avons quitté Kankan hier matin, 25 décembre, et, après deux fortes étapes d’une trentaine de kilomètres au total, nous avons campé le soir en rase campagne. Le pays est peu peuplé. Le dernier village traversé, Diangana, est à près de vingt kilomètres en arrière, et cinquante kilomètres nous séparent du prochain, Sikoro.

À l’heure habituelle, le camp dormait.

Au milieu de la nuit, nous avons été réveillés tout à coup par un bruit étrange, que nul de nous ne put expliquer d’une manière plausible. C’était comme un ronflement colossal, analogue à celui d’une machine à vapeur, ou, plus exactement, au bourdonnement d’insectes, mais d’insectes gigantesques, d’insectes qui auraient une taille d’éléphants. D’après les renseignements donnés par les sentinelles, ce bruit insolite avait commencé dans la direction de l’ouest. D’abord très faible, il avait augmenté peu à peu d’intensité. Au moment où nous sortons de nos tentes, il atteint son maximum. Le plus singulier, c’est qu’il nous vient d’en haut, de l’air, du ciel. La cause qui le produit est juste au-dessus de nous. Mais quelle est-elle ?

Nous écarquillons nos yeux en vain. Impossible de rien voir. De gros nuages masquent la lune, et la nuit est noire comme de l’encre.

Pendant que nous nous épuisons inutilement à percer les ténèbres, le ronflement s’éloigne dans l’est, diminue, meurt. Mais, avant qu’il ne soit complètement éteint, nous en percevons un deuxième qui nous arrive de l’ouest. Comme le premier, ce ronflement grandit, atteint son maximum, diminue et cesse, en s’éloignant du côté de l’est.

Le camp semble frappé de terreur. Tous les Noirs ont le visage contre terre. Quant aux Européens, ils se sont groupés autour du capitaine Marcenay. Avec eux, j’aperçois Tchoumouki et Tongané, qui, à force de vivre parmi les Blancs, ont acquis un peu de leur fermeté d’âme. Par contre, je ne peux découvrir Moriliré. Sans doute est-il à plat ventre quelque part avec ceux de sa couleur.

Par cinq fois, le terrifiant ronflement naît, grandit et s’éteint. Puis la nuit reprend son calme habituel et s’achève paisiblement.

Au matin, c’est toute une affaire que de reformer la colonne. Les nègres ont peur et se refusent obstinément à partir. Le capitaine Marcenay finit toutefois par les mettre à la raison. Il leur montre le soleil qui se lève dans un ciel sans nuages. À coup sûr, rien d’anormal ne se passe dans l’air, en ce moment.