Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

faire, l’état des relations entre ces trois nègres n’étant pas d’une gravité telle que ce problème dût retenir son attention.

Du silence d’Amédée Florence, on doit conclure qu’il ne s’était rien passé de plus important. Par conséquent, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, aucune des prédictions du kéniélala n’avait reçu le plus petit commencement d’exécution : Amédée Florence continuait à rédiger ses articles et à les remettre à Tchoumouki, qui en garantissait toujours la bonne arrivée en Europe, et, si, pour une raison ou une autre, cette promesse n’était plus tenue, le reporter n’en savait rien ; Saint-Bérain pouvait toujours enfourcher son cheval, et, de Jane Mornas — nous lui laisserons le pseudonyme qu’elle a choisi — le cœur n’avait reçu aucune blessure, ou, du moins, aucune blessure visible. Quant à une blessure morale, il semblerait résulter, au contraire, de quelques mots écrits par Amédée Florence, qu’il considérait la troisième prédiction comme plus près que les autres de se réaliser, à la condition qu’on la prît dans son sens figuré. Il consacre, en effet, deux lignes, d’ailleurs approbatives et sympathiques, à l’amitié de plus en plus intime de Jane Mornas et du capitaine Marcenay, et au plaisir grandissant que les deux jeunes gens semblaient y trouver.

En ce qui concerne la quatrième prédiction, la plus sérieuse et la plus sinistre, rien, absolument rien n’indique qu’un fait quelconque fût venu la confirmer. La mission n’était ni détruite, ni réduite en esclavage, elle s’avançait paisiblement sous la garde des deux cents sabres du capitaine Marcenay, ses animaux étaient en bonne santé, et ses bagages, en bon état, n’avaient été mouillés au passage des rivières que le minimum inévitable avec les nègres.

Pour juste qu’il lui eût paru au moment où il l’avait conçu, le raisonnement tenu par Amédée Florence à la fin de son article daté de Kankan n’avait pas davantage été confirmé par les événements ultérieurs. Nul ne s’était plus risqué à un attentat réel ou simulé contre la colonne, et on n’avait rencontré aucun autre kéniélala pour formuler à nouveau de menaçantes prophéties. Si donc Amédée Florence avait vu juste, et s’il existait quelque part un être qui eût formé le projet absurde d’épouvanter la mission au point de la décider à rétrograder, tout portait à croire qu’on y avait renoncé.

Au surplus, Amédée Florence lui-même n’avait plus, en arrivant à Sikasso, d’opinion très nette sur cette affaire. Les faits qui avaient motivé ses réflexions : tentative plus ou moins véritable d’empoisonnement au doung-kono et sombres prédictions du sorcier nègre, avaient perdu de leur valeur en devenant plus anciens. Bien qu’on ne fût pas encore à Sikasso et que le danger annoncé dût commencer seulement au-delà de cette ancienne capitale, il s’était rassuré de jour, tant il lui paraissait insensé d’admettre que ces nègres inoffensifs qu’on croisait de temps à autre se risquassent à attaquer une importante troupe de soldats réguliers. Une telle aventure n’aurait pas eu de précédent, en l’absence d’un tyran, tel que Samory, contraignant par la violence ces populations puériles à se muer en guerriers.

Toutefois, Amédée Florence se rassurait peut-être un peu trop, en basant sa tranquillité uniquement sur les hommes du capitaine Marcenay, puisque, à Sikasso précisément, cette force armée allait être réduite de moitié.

C’est à Sikasso, on ne l’a sans doute pas oublié, que la mission Barsac devait se dédoubler. Tandis qu’une première fraction, dirigée par Barsac en personne, allait pousser jusqu’au Niger, en passant par Ouagadougou, capitale du Mossi, et revenir à l’océan par le Borgou et le Dahomey, la seconde, sous la direction de Baudrières, descendrait tout de suite au sud et se dirigerait presque