Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/67

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en ligne directe sur Grand-Bassam. Bien entendu, chacune de ces fractions de la mission ayant droit à une protection égale, l’escorte serait, par conséquent, réduite à une centaine d’hommes de part et d’autre.

Au moment où l’expédition, toujours entière, arrivait à Sikasso, il n’y avait pas très longtemps que cette forteresse de Samory, emportée d’assaut dans les premiers mois de 1898 par le colonel Audéoud, appartenait à la France. Aux environs, le pays se ressentait encore des pillages incessants que lui avait fait subir ce sinistre marchand d’esclaves décoré par nous-mêmes, on ne sait trop pourquoi, du nom pompeux d’Almany. De tous côtés, ce n’étaient que villages brûlés ou dévastés, et la misère était affreuse.

Quant à la ville même — s’il est permis d’appliquer cette expression à une cité noire — elle était restée à peu près dans l’état où l’avait trouvée le colonel Audéoud. C’était, et c’est encore, d’ailleurs, un simple groupement de plusieurs villages distincts, que séparent des champs cultivés et que réunit l’enceinte ordinaire des agglomérations de ces contrées, un tata, qui, à Sikasso, ne mesure pas moins de six mètres de hauteur et de huit mètres d’épaisseur à la base.

À l’intérieur de ce tata, l’administration française avait couru au plus pressé, et, jusqu’alors, outre les plus urgents travaux de nettoyage, elle n’avait guère élevé que les constructions nécessaires au logement des troupes formant la garnison.

Cette garnison comprenait, à cette époque, trois compagnies, une d’infanterie coloniale et deux de tirailleurs sénégalais, ces dernières encadrées par des officiers et des sous-officiers français. On juge quelle joie fut l’arrivée de la mission Barsac pour ces jeunes gens depuis si longtemps séparés de leurs pareils. Cette joie fut portée au comble par la présence, à la tête de l’escorte, du capitaine Marcenay, qui retrouva dans ce poste lointain plusieurs de ses meilleurs camarades, et elle devint du délire, quand on sut qu’une femme blanche faisait partie de l’expédition.

On ménagea à ces visiteurs de marque une entrée solennelle. Drapeaux claquant au vent, clairons sonnant, tambours battant, arcs de triomphe en feuillage, acclamations des nègres habilement massés, rien n’y manqua, pas même un discours de Barsac.

Le soir, les officiers offrirent un punch magnifique, où ne cessa de régner la plus franche gaieté. Ce fut Jane Mornas qui présida la fête. On s’imagine le succès qu’elle obtint. On l’entourait, on se pressait autour d’elle. Toute cette ardente jeunesse eût joyeusement combattu pour les beaux yeux de cette Blanche, qui venait apporter dans son exil un rayon de soleil.

Mais Jane Mornas ne se laissa pas griser par le succès. Parmi tous ces hommages, ce furent ceux dont le capitaine Marcenay ne se montra pas avare qui trouvèrent le plus aisément le chemin de son coeur.

Cette préférence, elle la manifesta même, sans le savoir, avec une telle innocence, que tout le monde s’en aperçut bientôt. Aussitôt, les camarades de Marcenay eurent, en vrais Français, la délicatesse de mettre progressivement une sourdine à leur enthousiasme, et, l’un après l’autre, ils adressèrent à l’heureux capitaine de discrètes félicitations, que celui-ci se défendit vainement de mériter.

Marcenay détournait les yeux, niait, assurait qu’il ne comprenait pas ce qu’on voulait lui dire. Il comprenait très bien, au contraire, et nageait en plein bonheur. Tous les rêves lui étaient donc permis, puisque les sentiments de Jane Mornas étaient si évidents qu’il était le seul à ne pas les connaître.