Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/82

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Le papier passe de main en main. Mlle Mornas et Saint-Bérain paraissent y comprendre quelque chose. J’admire l’étendue de leurs connaissances. Quant à MM. Barsac et Poncin, ils en savent juste autant que moi.

— Les derniers mots de la première et de la deuxième ligne sont incomplets, nous expose le capitaine Marcenay. L’un doit être lu toubaboulengo, qui veut dire « Européens », littéralement « Européens rouges », et l’autre Kafama, qui signifie « encore ». Voici maintenant la traduction du document ainsi complété : « Le maître (ou le roi) ne veut pas que les Européens… Puisqu’ils avancent encore… lettre amènera soldats… Il commandera. Obéis… tu as commencé. La maître (ou le roi) est… »

Nous faisons la grimace. Ce n’est pas beaucoup plus clair.

Cependant, le capitaine Marcenay continue sa démonstration.

— Le premier fragment de phrase se comprend aisément. Il y a quelque part un maître ou un roi qui ne veut pas que nous fassions telle ou telle chose. Quoi ? Le second fragment nous le dit. Il ne veut pas que nous avancions dans le pays noir. Pour une raison quelconque, nous le gênons, probablement. Ce second fragment commençait sans doute l’énoncé d’un plan que nous ne connaîtrons pas. Les deux lignes suivantes sont moins limpides. « Une lettre qui amènera des soldats », cela ne veut pas dire grand-chose ; la quatrième n’est qu’un ordre adressé à Moriliré, et nous ignorons qui est cet « il », qui commandera. Quant aux derniers mots, ils n’ont aucun sens, pour nous tout au moins.

On se regarde avec désappointement. Nous voici bien avancés ! M. Barsac prend la parole et résume la situation.

— De ce que nous avons observé jusqu’ici, y compris les événements d’aujourd’hui, on peut conclure : Primo, que notre guide nous trahissait pour le compte d’un tiers, lequel, pour des raisons inconnues, cherche à s’opposer à notre passage. Secundo, que cet inconnu dispose d’un certain pouvoir, puisqu’il a réussi à nous donner, à Conakry, un guide de son choix. Tertio, que ce pouvoir n’est pas très grand, néanmoins, puisqu’il n’a trouvé, jusqu’ici, que des moyens enfantins pour parvenir à ses fins.

J’objecte :

— Pardon ! Le mystérieux inconnu a fait, dans le même sens, des tentatives d’un autre ordre.

Et je communique à l’honorable auditoire mes réflexions touchant l’empoisonnement au doung-kono et les prédictions du kéniélala. Je suis loué pour ma perspicacité.

— Les ingénieuses déductions de M. Florence, ajoute M. Barsac, ne font en somme que confirmer les miennes. Je persiste donc à croire que notre adversaire, quel qu’il soit, n’est pas très à craindre, sans quoi il aurait employé contre nous des moyens plus efficaces et plus sérieux.

M. Barsac a raison. C’est la sagesse, Sophie, la grande Sophie des Grecs, qui parle par sa bouche. Il continue :

— Mon opinion est que, tout en ayant cette affaire en sérieuse considération, il convient de ne pas l’exagérer. Ce qui revient à dire : soyons prudents, mais ne nous laissons pas émouvoir.

Tout le monde approuve, ce qui ne m’étonne pas, car je connais les mobiles secrets de chacun. Ce qui m’étonne, par exemple, c’est l’obstination de M. Barsac. Pourquoi ne saisit-il pas cette occasion d’interrompre un voyage dont l’inutilité n’est pas discutable ?