Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/112

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— C’est ce que vous avez fait, oui… mais non dans les conditions ordinaires. Au lieu de prendre les voies ferrées, qui vous auraient ramené de la Saxe à la Hongrie, ou les dampfschiffs qui font le service des voyageurs sur le Danube, vous avez eu cette originalité de descendre le fleuve, la ligne à la main, depuis sa source jusqu’à son embouchure.

— Est-ce donc défendu, monsieur le président ?…

— Non, certes, à moins que cette originalité ne vous ait servi à masquer des projets, comme nous n’en sommes que trop certains !

— Que voulez-vous dire, monsieur le président, demanda Ilia Krusch, que cette réponse semblait troubler. Oui ! l’idée m’est venue à Sigmaringen de parcourir tout le Danube… J’avais une barge… je me suis rendu aux sources à Donaueschingen. J’ai jeté ma ligne… je suis arrivé tout en pêchant à Pest, et maintenant je serais en route pour Belgrade, si depuis deux jours je n’étais arrêté sans qu’on ait voulu m’en donner la raison…

— Je vais vous la donner, dit le président Roth. Et d’abord, répondez de nouveau à cette question : vous vous appelez bien Ilia Krusch ?…

— Assurément.

— Eh bien non !… vous n’êtes point Ilia Krusch…

— Et qui suis-je donc ?…

— Vous êtes Latzko, le chef des fraudeurs.

— Moi… Latzko !… »

Et Ilia Krusch eût bien voulu protester contre cette affirmation, il ne put se faire entendre, car les clameurs de l’auditoire couvrirent sa voix.

Alors le président donna lecture de la lettre qu’il avait reçue. Réellement, elle était accablante pour le prétendu Ilia Krusch. À quel homme de bon sens serait jamais venue cette idée de pêcher à la ligne tout le long du Danube… si ce projet n’eût été destiné à en masquer d’autres… Si on ne mettait pas la main sur ce Latzko, c’est qu’il se cachait sous le nom d’Ilia Krusch. Il se savait traqué de toutes parts, il n’osait pas embarquer à bord de l’un de ses bateaux, exposés aux visites de la police et de la douane… Le chemin de terre lui était aussi difficile que le chemin du fleuve… De là, cette idée de venir au concours de Sigmaringen, puis, après le succès obtenu, soit grâce à son habileté, soit grâce au hasard, le projet formé et annoncé de descendre le Danube dans ces conditions peu ordinaires !… Et alors, sur cette barge qui passait inaperçue, il se laissait aller au courant comme son ou ses bateaux qu’il suivait nuit et jour, avec lesquels il pouvait rester en communication et dont il pouvait aussi surveiller le chargement clandestin sans éveiller les soupçons… Bref, tous ces arguments s’élevaient contre l’accusé et faisaient de lui le véritable Latzko et un faux Ilia Krusch.

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