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Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/45

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Pour mieux jouir de ce spectacle qui comportait un personnel de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en joie, Ilia Krusch avait pris place dans un café, et l’inconnu vint s’asseoir à une table voisine de la sienne. Tous deux se firent servir un pot de cette fameuse bière qui est renommée dans le pays.

Dix minutes après, ils reprenaient leur marche, et elle ne fut plus interrompue que par une dernière halte.

Ilia Krusch venait de s’arrêter devant la boutique d’un marchand de pipes. Et l’inconnu aurait pu l’entendre se dire :

« Bon !… J’allais oublier cela ! »

Ce dont Ilia Krusch se ressouvenait fort à propos, c’était d’acheter une de ces pipes en bois d’aune, qui sont très recommandées à Ulm. Il fit donc son choix parmi celles que lui présenta le fabricant, une pipe très simple d’ailleurs, pouvant impunément supporter les aléas d’une navigation de six cents lieues ; puis il la bourra avec soin, il l’alluma, et reparut au milieu d’un nuage de fumée odorante.

Il faisait presque nuit lorsque Ilia Krusch se retrouva sur le quai. Peut-être la nouvelle de son arrivée s’était-elle répandue. Quelques curieux examinaient cette barge évitée le long de la rive. Or, comme elle n’offrait rien de curieux par elle-même, lesdits curieux n’avaient pu être attirés en cet endroit que par la notoriété de son propriétaire. D’autre part, ledit propriétaire ne se montrant pas, ils remirent à plus tard le soin de lui présenter leurs vœux et leurs hommages. Et sans doute, ils se proposaient de revenir le lendemain afin d’assister au départ du lauréat de la Ligne Danubienne.

Or, on sait que, pour une raison ou pour une autre, Ilia Krusch cherchait plutôt à se soustraire aux démonstrations publiques. Aussi son intention était-elle de partir dès le petit jour, avant l’arrivée des plus matinaux.

N’ayant pas été vu lorsqu’il descendit le long du quai, puis dans la barge, il ne fut pas vu lorsqu’il s’assura que l’amarre tenait bon et ne le laisserait pas aller en dérive pendant la nuit, il ne fut pas vu lorsqu’il soupa des restes de son dîner de midi, gardant les diverses provisions qu’il venait d’acheter, il ne fut pas vu lorsqu’il se glissa sous le tôt de l’arrière dont la porte se referma derrière lui. Enfin, très satisfait de sa visite à la cité wurtembergeoise, il s’endormit d’un paisible sommeil, avec l’espoir que rien n’en troublerait la tranquillité.

Cette tranquillité ne fut point troublée, en effet, et cependant, jusqu’au jour, il y eut un homme qui fit les cent pas sur le quai, ne s’éloignant jamais de la barge, comme s’il eût craint qu’Ilia Krusch ne voulût profiter

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