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La ligne fut alors lancée après un léger balancement méthodique, qui n’était pas dépourvu d’une certaine grâce ; les hameçons s’enfoncèrent sous les eaux un peu jaunâtres, et la plombée leur donna une position verticale, ce qui, de l’avis de tous les professionnels, est préférable. Au surplus, la flotte ne consistait qu’en une plume de cygne, qui, ne prenant pas l’eau, est par cela même excellente.

Il va de soi qu’un profond silence, à partir de ce moment, régna dans l’embarcation. Le poisson peut trop facilement s’effaroucher du bruit des voix, et d’ailleurs un pêcheur sérieux a tout autre chose à faire qu’à se livrer aux conversations. Il doit être attentif à tous les mouvements de sa flotte, et ne pas laisser échapper l’instant précis où il convient de ferrer sa proie.

Pendant cette matinée, Ilia Krusch ne put que se féliciter de sa réussite. Non seulement il prit une vingtaine de gardons, mais aussi quelques chevesnes et quelques dards[1]. M. Jaeger n’avait pu qu’admirer la précision rapide avec laquelle il ferrait, ainsi que cela est nécessaire pour les poissons de cette espèce. Dès qu’il sentait que « cela mordait », il se gardait bien de ramener aussitôt gardons ou autres à la surface de l’eau ; il les laissait se débattre dans les fonds, se fatiguer en vains efforts pour se décrocher, montrant ce sang-froid imperturbable qui est l’une des qualités de tout pêcheur digne de ce nom.

Du reste, la conversation reprenait entre son compagnon et lui, lorsque le poisson était amené. Il ne cherchait point à taire les secrets de son art, n’étant pas de ces égoïstes qui gardent pour eux les bénéfices d’une longue expérience. Il semblait bien, d’ailleurs, que M. Jaeger prenait intérêt aux leçons d’un maître si éminent, et nul doute qu’avant peu il se hasarderait à s’armer d’une seconde ligne, ne fût-ce que pour occuper les longues heures de cette navigation.

La pêche prit fin vers onze heures. Avec le soleil presqu’à sa culmination, dont les rayons scintillaient à la surface des eaux danubiennes, le poisson ne mordait plus, et Ilia Krusch ne se remettrait à la besogne qu’au coucher de l’astre radieux.

« Monsieur Jaeger, dit-il, ce sont les heures les plus favorables, du moins lorsque la température est déjà chaude. Si nous étions en hiver, ce serait, au contraire, au milieu du jour, qu’il y aurait plus de chance de réussir. »

Tous deux déjeunèrent donc, non seulement des provisions qu’Ilia Krusch s’était procurées la veille à Ulm, et des conserves renfermées

  1. Nom d’une espèce de carpe, ainsi nommée parce qu’elle s’élance avec beaucoup de vitesse (selon Littré, NDLR).
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