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dans les coffres de la barge, mais aussi de certain jambon que M. Jaeger tira de sa valise, et qu’il se promettait bien de renouveler autant de fois qu’il serait nécessaire. Il n’entendait pas se nourrir aux frais de son hôte pendant toute la durée du voyage, et Ilia Krusch fit honneur à ce produit porcin sorti des meilleures fabriques de Mayence.

Pendant l’après-midi, si Ilia Krusch laissa plusieurs fois se clore ses paupières, même pendant qu’il aspirait les fumées de sa pipe, M. Jaeger, lui, observait avec attention les deux rives du fleuve, les bateaux en montée ou en descente, les uns remorqués, les autres à la dérive. Le long de la berge droite, conquise sur le fleuve pour l’établissement de la voie ferrée, couraient les trains, haletaient les locomotives dont les fumées venaient parfois se mêler à celles des dampfschiffs, dont la roue battait les eaux du fleuve.

Peut-être Ilia Krusch ne remarquait-il pas avec quel soin son compagnon regardait aussi bien les bateaux, assez nombreux déjà en cette partie du Danube, que les véhicules qui circulaient le long des rives. Un autre, plus avisé ou moins indifférent à tout ce qui n’était pas la pêche, s’en fût certainement aperçu.

Aux dernières heures de cette journée, la ligne fut de nouveau amorcée. Une douzaine de poissons ne refusèrent point d’y mordre. Cela vint à propos, et ceux du matin comme ceux du soir furent convenablement vendus dans le petit village près duquel la barge passa la nuit. Le bénéfice de cette vente entra dans la poche de M. Jaeger, suivant les conventions faites. Mais, très honnêtement, Ilia Krusch de lui dire :

« N’importe, monsieur Jaeger, j’imagine que vous aurez de la peine à rattraper les cinq cents florins que vous aura coûté ma pêche !…

— Ça, c’est mon affaire, monsieur Krusch, et vous verrez, elle sera meilleure que vous ne voulez le croire. »

Il est vrai, dans ces modestes villages, il n’y avait pas lieu de tabler sur l’empressement qui se produirait dans les villes, ainsi que cela était arrivé à Ulm, lorsque la présence du lauréat de la Ligne Danubienne y serait connue.

Aucun incident ne marqua les journées des 3 et 4 mai. La pêche se continua dans les mêmes conditions et donna les mêmes profits.

Ce soir-là, le grappin fut jeté sur le quai de Neubourg, après avoir franchi les deux ponts qui assurent la communication à travers le fleuve. Cette ancienne ville forte compte environ six mille âmes, et ce n’est pas trop s’avancer de dire que si M. Jaeger avait voulu « faire un peu de réclame » pour employer une locution toute française, la moitié des habitants se fût

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