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86 ESTHÉTIQUE DU UITIIME

Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi. Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre... Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre. Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été, Vers mon ombre riante et pleine de clarté Viendront, le cœur blessé de langueur et d'envie, Car ma cendre sera plus chaude que leur vie...

Comtesse de Noailles, Les Regrets {L'ombre des jours).

Celui qui atteint le plus visiblement le but de son art, c'est le drama- tiste, quand par la bouche de Hamlet, de Rodrigue, d'Oreste ou de Tristan, il communique à des centaines de spectateurs le frémissement douloureux, héroïque ou passionné de son âme. Mais l'àme noble et triste d'un Leconte de Lisle frémit aussi pour nous dans ses vers — si loin d'être impassibles : incarnée dans leur marbre harmonieux et vivant, elle survivra

Aux siècles impuissants qu'a vaincus sa beauté (i).

C'est ainsi, en l'exprimant pour lui-même et pour les autres, que le poète poursuit irrésistiblement et inconsciemment la délivrance, la katharsis, de l'émotion qui l'obsède. Inconsciemment? pas toujours. Il n'y a pas eu que lesphilosophesàleconstater, depuis Aristote jusqu'àM. Yrjô Hirn. Les poètes s'en rendent souvent compte eux-mêmes, ainsi que leurs amis et leurs his- toriens. J'en cite un seul exemple, que j'emprunte à un pays et à un âge lointains. l'Islande du x* siècle. Chez les scaldes-vikings, en particulier chez leur prototvpe, Egill Skallagrimsson (901-982), la douleur était aussi violente que la joie et la colère, que toutes les autres passions. Un des fils de ce grand pirate et grand poète lui avait déjà été enlevé, quand le plus jeune se nova. Après l'avoir enseveli de ses propres mains dans le turaulus de son père Skallagrîmr, il rentra chez lui, s'enferma au verrou dans sa chambre, sans prendre avec lui ni boisson ni nourriture, et s'étendit sur son lit pour mourir. Personne n'osait lui parler. Le troisième jour, sa femme envoya un messager à cheval chercher sa fille préférée. — Celle-ci se mit tout de suite en route et arriva dans la nuit. — « As-tu dîné ? » lui demanda sa mère. — « Non, je n'ai pas dîné, répond-elle, et je ne dînerai pas avant d'arriver chez Freyja(2). Je ne puis que suivre l'exemple de mon père : je ne veux pas survivre à mon père et à mon frère. » — Elle va frap- per à la porte d'Egill. Il la reçoit, il l'approuve et la remercie de vouloir mourir avec lui. Cependant, elle finit par lui persuader de composer un chant funèbre sur le défunt : il serait honteux que personne ne lui rendit ce dernier honneur. Egill se met à rédiger son touchantpoème, Sonatorreh, « la perte de mes fils », en petits vers, courts et brisés, comme des san-

(i) Musset, A la Malibran, ï\ .

(2) La moitié des guerriers tombés sur le champ de bataille allait chez Odin, l'autre moitié chez Freyja (Edda, Grlmnismôl, str., i4). D'après ce passage, on croyait aussi que les mortes so rendaient chez cette déesse.